Apprécier le "capital humain" ...
Le casse-tête du partage de la valeur ajoutée est compliqué en France par la faiblesse des syndicats dans le secteur privé - et donc de leur pouvoir de négociation !- ainsi que par leur refus idéologique d’un système de « co-gestion » à l’allemande (dont on connaît les bienfaits outre-Rhin, même si Angela Merkel a dû récemment inciter les patrons à lâcher du lest et à se montrer plus généreux.)
Par ailleurs, dans notre pays, les disparités de salaires sont très importantes en fonction du secteur d’activité et de la taille de l’entreprise (on peut d’ailleurs en déduire que tous les salariés ne seront pas éligibles à la fameuse prime, loin s’en faut …)
Grands groupes internationalisés et PME à la peine
Il existe, en effet, un écart considérable de situation (1) entre : d’un côté, quelques grands groupes largement internationalisés, plutôt prospères, car réalisant l’essentiel de leurs ventes hors de nos frontières, et qui peuvent offrir à leur salariés des émoluments confortables, avec une panoplie d’avantages appréciables (comité d’entreprise, mutuelles, primes, etc.) ; et de l’autre, une armée de millions de PME croulant sous les charges, pâtissant d’une faible rentabilité, surtout si elles ne travaillent que sur un marché local, et qui n’ont guère de marge de manœuvre pour augmenter la paye de leurs salariés - la moindre rallonge est mangée par les cotisations sociales (d’un montant supérieur de 4 à 5% à la moyenne de nos voisins européens).
Une conception archaïque de l’entreprise.
Dans le débat récurrent sur le « partage de la valeur ajoutée », le problème vient du fait que nous continuons à utiliser des schémas archaïques. De nombreux dirigeants raisonnent encore à partir d’une conception mécaniste de l’entreprise, fondée sur « l’optimisation des facteurs de production », consistant à hiérarchiser le capital (qui serait rare et cher) par rapport au travail (surabondant et bon marché) ...
Or dans l’économie moderne, ce schéma binaire et manichéen ne correspond plus aux processus réels de la production de valeur. Celle-ci se génère dans des interactions complexes entre des « actifs » immatériels et relationnels, plutôt que dans la traditionnelle combinaison capital-travail.
Ces "actifs immatériels et relationnels" ils sont multiples et ce n’est pas leur « stock » qui fait le succès de l’entreprise mais plutôt leur alchimie subtile, leur interaction, leur dynamique : citons, entre autres, la créativité, l’innovation, les savoir-être, l’information, la réactivité, la coopération, l’intelligence collective, la bonne ambiance de travail, la relation-clients, la qualité de service, le SAV, etc. Autant d’éléments subtils qui font aujourd’hui la différence entre les entreprises performantes et les autres.
L’enjeu aujourd’hui pour les dirigeants d’entreprise (détenteurs du capital ou représentants des actionnaires) est leur aptitude à porter à son plus haut degré d’excellence ces « actifs immatériels » que l’on peut assimiler au « capital humain » * de l’entreprise. Ainsi, le capital financier et les équipements techniques ne sont que des facteurs nécessaires mais non suffisants de la performance de l’entreprise. Celle-ci repose désormais sur la mobilisation de ce « capital humain », sur la capacité à faire travailler ensemble les collaborateurs de l’entreprise, sur leur degré d’engagement et d’implication dans un projet collectif ...
Or tout notre système de gestion est encore hérité d’une conception binaire de l’entreprise du 19ème siècle, distinguant le capital financier et la « force de travail ». Conception qui se traduit de façon pernicieuse dans notre comptabilité : le capital financier est valorisé au bilan comme un « actif », tandis que le travail est évalué dans le « compte d’exploitation » comme une « charge ». Cette dichotomie en dit long sur la vision dominante de l’entreprise encore en vigeur : "le salarié est une charge, un poids pour l’entreprise !" ... Or cette conception ancrée au plus profond du mental de managers davantage"contrôleurs de gestion" qu’entrepreneurs, ne correspond plus, comme on l’a vu, à la réalité de la création de la valeur dans l’entreprise du 21ème siècle.
Le « Capital humain » un actif aussi important que les fonds propres et les marques !
Pour sortir de cette vision réductrice et archaïque, il faudrait totalement repenser les instruments comptables et décider d’intégrer à l’actif du bilan le « capital humain », c’est-à-dire l’ensemble des compétences, des talents, des savoir-faire, des expériences, qui deviendraient au même titre que les marques et les brevets, un actif immatériel aussi important pour l’entreprise que ses fonds propres.
Oui mais, me direz-vous ; comment évaluer pour chaque entreprise la valeur de ce « capital humain » ? Je reconnais que la tâche peut paraître ardue. Mais elle n’est pas insurmontable. En effet, observons ce qui s’est passé depuis l’intégration par les grandes entreprises de leurs obligations en matière de RSE (responsabilité sociétale et environnementale) notamment, en France, à la suite de la loi NRE de 2002 : on a vu fleurir des agences de notation extra-financières, chargées d’auditer et de noter les entreprises sur leurs pratiques et actions concrètes dans le domaine social, sociétal et environnemental. Dans les pays anglo-saxons, ces agences extra-financières font désormais autorité auprès des investisseurs.
Une révolution comptable et culturelle considérable ...
Alors pourquoi ne pas imaginer, demain, que des agences spécialisées permettent aux entreprises (en commençant par les plus grandes) d’évaluer et d’apprécier à sa juste valeur leur « capital humain » de façon à pouvoir l’inscrire au bilan. Ce serait une révolution comptable et surtout culturelle considérable : les salariés ne seraient plus considérés comme une charge mais comme un « actif » très précieux ! Ainsi, en cas de plan social, une entreprise verrait sa valeur globale diminuer. Et la Bourse ne saluerait plus une société qui sabrerait ainsi son « capital humain ».
Jacques Gautrand
Lire sur Consulendo.com l’article d’Etienne Rosenstiehl : « Valoriser le « capital humain » et maximiser la « valeur partenariale » dans l’entreprise »
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* Le concept de « capital humain » a été forgé dans les années soixante par Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, en particulier dans son ouvrage « Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education », (Columbia University Press, 1964). Depuis, l’OCDE s’est aussi intéressée à cette notion et a mené des travaux sur cette thématique.
« Les fleurons du CAC 40, un fléau pour la France »
(1) Dans une chronique très pertinente, Christine Kerdellant, Directrice adjointe de la rédaction de L’EXPRESS, souligne le fossé qui existe entre nos grands groupes cotés au CAC 40 et l’armée obscure des PME ; la propérité des premiers se faisant souvent au détriment de la situation des secondes :
« Leur réussite masque l’échec des autres - quand elle ne l’aggrave pas. Car elles étouffent les PME et détruisent des emplois dans l’Hexagone. (...)
Nos leaders mondiaux ne cherchent pas non plus à préserver les sous-traitants français ; en achetant de plus en plus à l’étranger, ils contribuent à détruire le tissu de PME de l’Hexagone. "Les acheteurs de grands groupes pillent les PMI, récupèrent la marge à leur profit et empêchent les entreprises intermédiaires de se développer", a rappelé Jean-Claude Volot, le médiateur des relations inter-entreprises industrielles et de la sous-traitance. Loin de créer un "écosystème" autour d’eux, les grands groupes l’étouffent ! (...)
Enfin, les grands patrons, qui reçoivent des salaires de banquiers américains quand les petits se paient souvent comme des ouvriers roumains, nuisent gravement à la réputation des entrepreneurs. Chaque classement de salaires ou de stock-options, chaque affaire de retraite chapeau ou de parachute doré fait grincer les dents de leurs confrères, car elle rejaillit sur l’ensemble de la caste patronale. Puisque ces grands PDG sont les seuls à apparaître dans les médias, l’opinion a fini par croire qu’ils étaient la norme. »
Lire le texte intégral de la chronique de Christine Kerdellant sur L’EXPRESS
Le mouvement ETHIC que préside Sophie de Menthon, a organisé le 24 mars un intéressant colloque sur le thème "Quels patrons pour demain ?", au cours duquel fut débattu le concept de "capital humain" ; dans cette séquence, Michel Hervé, dirigeant de l’entreprise éponyme (génie climatique, dans les Deux Sèvres) a apporté son témoignage sur la culture collaborative qu’il a instaurée dans sa société. Voir, à ce sujet, l’aticle de Collaboratif-Info
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