Quelles sont les caractéristiques de cette ère numérique dans laquelle nous sommes entrés de plain-pied, et ses conséquences pour nos entreprises ?
1. L’accélération.
Par rapport aux précédentes révolutions techniques (industrielle, électrique) qui ont structuré l’économie mondiale au cours des trois siècles précédents, l’ère numérique frappe par la vélocité de sa diffusion sociale et géographique. L’électricité a mis près d’un siècle à se diffuser à l’ensemble des populations ; le téléphone quelque soixante-dix années ; la télévision une quarantaine d’années... Les moyens de communication nés du mariage des télécoms et du numérique se répandent très rapidement. Le téléphone portable est devenu en moins de vingt ans un ordinateur de poche connecté, y compris dans les pays en développement (800 millions d’Africains ont un mobile !).
L’Internet s’est généralisé sur toute la planète dans le même laps de temps ; l’utilisation des réseaux sociaux a conquis des foules immenses en moins de dix ans. En moins de cinq ans, les plateformes dites « participatives », proposant une foule de services, ont rallié un nombre croissant d’usagers ; sans parler du commerce en ligne qui gagne chaque année des parts de marché sur le commerce « traditionnel »… Et déjà se profile le règne des objets connectés dont on nous prédit qu’ils accompagneront une multitude de gestes et d’activité de notre quotidien…
Chaque nouvel « outil » ou « support » génère de nouveaux usages qui suscitent le développement de nouvelles applications, entraînant une boucle innovante applications-usages qui paraît sans limite.
Cette spirale novatrice, stimulée à la fois par la concurrence entre les opérateurs et par l’appétence des consommateurs (aiguisée par les « early-adopters »), rend rapidement obsolète les terminaux et les programmes précédents. Les usagers doivent s’adapter rapidement aux nouvelles configurations/interfaces, ce qui excite les consommateurs les plus jeunes, mais déroute ou rebute les générations les plus âgées...
2. L’universalité.
Comme l’électricité, le numérique est une technique diffusante ; elle irrigue tout : les outils, les canaux, les interfaces, les réseaux. Et ce, en tous lieux, en même temps, à grande vitesse. Le numérique est l’Esperanto de notre modernité, puisqu’il est le langage commun qui permet toutes les interconnections : homme-machine ; machine-machine ; objet-objet...
En accélérant le processus de mondialisation des échanges de biens et de services, les technologies numériques, souples, véloces et protéiformes, se sont rapidement diffusées aussi bien dans l’espace professionnel que dans l’espace privé, domestique.
3. Quelles conséquences pour l’entreprise du 21ème siècle ?
La « révolution » numérique brouille la frontière classique entre lieux de travail et lieux de vie/de transport. Le modèle prégnant de l’usine (elle-même héritière de « l’atelier » pré-industriel), sur lequel s’est bâtie la grande entreprise "taylorienne" du 20ème siècle, a volé en éclat : sous-traitance, outsourcing, délocalisation, réseaux, clusters… tendent à créer une entreprise multimodale, à géométrie variable, disséminée, à la fois géographiquement et « virtuellement » (Internet, Wiki, Cloud…). L’essor des imprimantes 3D devrait accentuer encore plus ce caractère « éclaté » de l’entreprise moderne, tout en affectant certaines activités de sous-traitance industrielle (production de pièces en petites séries, personnalisation des objets, etc.)...
Autre conséquence de la grande transformation en cours, la séparation traditionnelle entre producteurs et distributeurs tend à se brouiller, d’autant que l’économie du 21ème siècle se caractérise par une forte intensité de services liés à chaque bien vendu (on dit que l’entreprise vend de moins moins de produits seuls, mais plutôt des« solutions »). Les entreprises intègrent de plus en plus dans leur chaîne créative et productive le consommateur final, sollicité pour améliorer l’offre, l’enrichir par des innovations, ou même directement associé à la conception de nouvelles offres (on parle alors de« consommation collaborative »). Tandis que, poussant jusqu’au bout cette logique à l’œuvre, les plateformes dites participatives transforment leurs « clients » en prestataires.
La rapidité de l’ « obsolescence » des techniques/supports, comme celle des usages, constitue un défi considérable pour les entreprises : dans leur offre produits/services, elles doivent répondre à un client/consommateur de plus en plus versatile, imprévisible et infidèle ; et dans le même temps, en interne, elles ont à fournir un effort sans précédents d’adaptation/formation de leur collaborateurs à ces nouveaux outils/process (voir plus bas), et aussi faire travailler ensemble, en leur sein, des générations différentes. Et tout ceci dans un contexte hyper-concurrentiel qui tire les prix vers le bas (injonction du low-cost !) et réduit les marges commerciales...
L’enjeu est donc double pour les entreprises : mobiliser suffisamment de capital pour financer cette « transformation » numérique ; mobiliser et valoriser le « capital humain » pour réussir cette transition.
Un manque de supports de financements adaptés
Or tout notre système de financement des entreprises repose sur une conception matérielle et technique de l’investissement : machines, véhicules, immobilier ... Un capital "en dur" sur lesquels les banques créancières peuvent prendre des garanties ... Dans la nouvelle économie, les besoins en financement des entreprises concernent désormais des investissements immatériels : hommes-clés, savoir-faire, expertises, logiciels, informations ciblées, acquisition de données, formation, veille, marketing, organisation ... Autant d’éléments que nos banques commerciales ne sont pas "outillées" pour financer, pire, leurs chargés d’affaires ne sont pas du tout formés à appréhender les besoins/cycles de financement de cette économie immatérielle
Le texte de présentation du projet de loi « Noé », le reconnaît : « La France présente une structure de financement qui fait la part belle au financement bancaire intermédié, alors qu’une économie d’innovation avec des investissements à la fois plus lourds, plus rapides, plus immatériels, plus risqués nécessite d’abord et avant tout des financements en fonds propres. »
C’est ainsi qu’Emmanuel Macron, à la grande stupéfaction des socialistes qui s’y sont toujours, idéologiquement opposés, a ressuscité l’idée d’utiliser des "fonds de pension" à la française pour financer cette transition numérique ! (3)
Un revirement à 180° pour une majorité parlementaire qui dès son installation en 2012 avait comme obsession de taxer le capital ... Et Emmanuel Macron de reconnaître :« Le capital est clé dans une économie de la disruption tout de suite mondialisée, où tout va très vite ; et donc si on n’est pas en capacité de financer cette innovation très vite, très fort, on se fait distancer par celles et ceux qui mettent beaucoup de capital (…). »
Initier de nouvelles organisations du travail, un nouveau management
Il est manifeste que la grande transformation numérique en cours oblige à repenser complètement les modes d’organisation et de management des entreprises.
Le modèle du salariat en CDI (contrat à durée indéterminé) à vie dans la même entreprise est dépassé, n’en déplaise à certains syndicats ! Il faut redéfinir le statut de "collaborateur" des entreprises pour les décennies à venir, de façon responsable et intelligente, afin que les actifs puissent s’insérer dans cette entreprise "à géométrie variable" que nous avons évoquée, sans que cela signifie la fin du salariat (les indépendants ne représentent pour l’instant que 10% de la population active !).
Cela implique l’acceptation sociétale que tout parcours professionnel se déroulera selon une pluralité de statuts et de modalités juridiques, pluralité qui doit être perçue comme une richesse et non plus assimilée à de la "précarité". Cette acceptation par le corps social sera d’autant plus facilitée que sera mis en place un système de sécurité sociale universelle, couvrant toute les phases d’activité, de non-activité et de formation de chacun.
Dans cette nouvelle économie immatérielle, informationnelle et relationnelle -qui n’en est qu’à ses balbutiements - il est indispensable d’investir dans la formation initiale et continue des collaborateurs de l’entreprise. Car pour l’entreprise du 21ème siècle son « capital humain » est tout aussi précieux que son capital financier.
En effet, les sources de compétitivité résident désormais dans la qualité des services, dans la créativité, dans l’innovation et la réactivité, dans le traitement des informations stratégiques et des données-clients... Ce sont donc des expertises pointues et aussi des "savoir-être" que doivent acquérir et perfectionner les collaborateurs de l’entreprise, ainsi que ses prestataires.
Les PME doivent se mettre en posture d’attirer les bons profils, des collaborateurs à haut potentiel, pour lesquels elles sont en concurrence avec des grands groupes capables d’offrir à ces candidats courtisés des avantages qu’il leur est difficile d’égaler. Aux PME de mettre en avant leurs atouts : responsabilisation, circuits courts de décision, souplesse, proximité, management humaniste, association au capital...
"BIG DATA"
On sait que l’un des leviers du développement du chiffre d’affaires des entreprises tient de plus en plus à la maîtrise des "Big Data", ces fameuses mégadonnées en français : il s’agit en fait de la foule d’informations numérisées que l’entreprise est en mesure d’accumuler sur ses clients et prospects, d’analyser, d’interpréter et d’utiliser de façon stratégique, grâce à de savants algorithmes.
En la matière, les Google, Amazon, Facebook et consorts se sont constitué de gigantesques base de données-clients, les mettant dans une situation monopolistique qui inquiète les autorités publiques nationales et européennes.
Au delà des controverses et des régulations publiques envisagées pour protéger "l’identité numérique" de chaque citoyen (une sorte d’Habeas Corpus à l’ère numérique), il revient aux PME de se doter des moyens techniques et humains de constitution et de traitement de leurs propres bases de données commerciales et stratégique. C’est un des enjeux, et non le moindre, de la « transition numérique ». C’est un investissement important.
Et, compte tenu de la faiblesse des marges des TPE/PME, de leurs difficultés d’accès aux financements classiques, un tel effort doit être volontairement soutenu par la puissance publique, via, par exemple, d’un équivalent du Crédit d’Impôt Recherche (CIR), un Crédit d’Impôt Data (CID).
Un nouveau management, vite !
En matière de management, le poids des schémas traditionnels de commandement et de gouvernance, la prégnance d’un modèle hiérarchique et taylorien perdurant dans nombre d’entreprises, la généralisation de pratiques bureaucratiques calquées sur le fonctionnement des administrations publiques, les procédures rigides des instances chargées d’orchestrer le « dialogue social » ... demeurent autant d’obstacles à lever pour mettre en oeuvre de nouvelles formes organisation agile et adaptable en "mode start-up".
Il est urgent d’inventer un nouveau management adapté à cette nouvelle économie immatérielle, informationnelle, de services et à forte intensité relationnelle.
Ce management doit s’inspirer des meilleures pratiques existant dans certaines entreprises dites "libérées" ou de la nouvelle économie : travail collaboratif, réduction des niveaux hiérarchiques, autogestion des tâches en petits groupes, droit à l’initiative et à l’expérimentation, fin du travail posté, horaires souples sur la semaine te sur l’année, encouragement du télétravail, droit à l’erreur, intéressement et actionnariat salarié, etc.
Une chose est certaine, dans cette nouvelle économie, la masse titanesque de données informationnelles à traiter a atteint un tel niveau, et il ne fera que croître encore, que nul dans l’entreprise, du patron à l’employé de base, ne peut dire « Je sais ! ». La seule voie de salut est de miser sur l’intelligence collective.
Jacques Gautrand
jgautrand [ @ ] consulendo.com
Le titre de cette chronique s’inspire librement du célèbre livre de l’économiste Karl Polanyi, « La Grande Transformation » (Gallimard)
NOTES :
(1) « Les nouvelles opportunités économiques, une chance pour la France : Prendre appui sur les nouvelles opportunités permises par le déploiement du numérique, les progrès induits par l’innovation et les évolutions sociétales, pour favoriser la croissance économique, encourager l’emploi et améliorer le bien-être de nos concitoyens. »
(2) Dans les documents de présentation du projet de loi « Noé » diffusés par Bercy, on peut notamment lire :
« Contrairement aux consommateurs, les entreprises françaises ne tirent pas pleinement parti des opportunités associées au numérique.
La France est le 16e pays de l’Union européenne en matière d’intégration de la technologie numérique dans les entreprises (Eurostat). En 2014, seules 64% des entreprises françaises disposaient d’un site Web, contre 76% en moyenne dans l’OCDE. Seules 17% des entreprises françaises en 2013 utilisaient les réseaux sociaux pour leurs relations clients, contre 25% dans l’Union européenne. (…) Les secteurs des technologies de l’information et de la communication (TIC) représentaient 4,3% du PIB en France en 2013, contre 5,5% en moyenne dans l’OCDE. »
Et aussi :« Il n’y a pas de vieille économie. Il n’y a que des entreprises qui doivent s’ouvrir, innover et se transformer. L’objectif est de moderniser les outils de régulation et de lever les barrières qui empêchent les acteurs « traditionnels » de se positionner favorablement face à l’émergence de nouveaux acteurs. »
(3) Emmanuel Macron a notamment déclaré le 9 novembre : « Ce qui est fondamental par rapport à cela, c’est justement d’adapter notre cadre fiscal, notre cadre de financement de l’économie à ce nouveau financement. Nous sommes très bons en France dans le financement bancaire ; le financement bancaire par dette était très adapté dans une économie de rattrapage. L’économie de disruption dont on parle, quelles qu’en soient les formes, c’est une économie qui a besoin de fonds propres, de capital. Et donc il faut ramener le capital de nos épargnants vers le financement de l’économie réelle et beaucoup moins vers le financement de l’obligataire. (...) Il faut développer une forme de fonds de pension à la française et adapter le cadre fiscal à ce changement. Et c’est ça aussi que je compte proposer dans les prochaines semaines, avec entre autres Michel Sapin (...) »
Le 11 janvier 2016 à Bercy
Les « Rencontres Nationales Transition Numérique »
2ème édition
sous le parrainage d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique
Pour répondre aux défis de la "transformation numérique", les 2èmes « Rencontres Nationales Transition Numérique » se tiendront le 11 janvier 2016 à 13 heures, au ministère de l’Économie et des Finances, Bercy, dans le
centre de conférence Pierre Mendes-France. Placées sous le parrainage d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, ces Rencontres feront le bilan du programme d’action gouvernemental « Transition Numérique » lancé en 2012 pour aider les entreprises françaises à s’approprier les nouveaux usages numériques. Ce sera notamment l’occasion de préciser la feuille de route pour 2016 afin de mieux répondre aux besoins et attentes des dirigeants d’entreprise.
Quatre groupes de travail thématiques seront chargés de tracer les perspectives de développement des TPE/PME dans :
La mise en œuvre de stratégies numériques d’acquisition de clients,
La dématérialisation, gestion et les moyens de paiement à l’heure du Web 2.0,
Le travail collaboratif et la mobilité,
Le financement de la transition numérique des entreprises.
Renseignements et inscriptions sur www.transition-numerique.fr
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