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« Y a-t-il un sens à parler de culture d’entreprise ? »
Par Thibaud Brière de la Hosseraye *
 

L’expression « culture d’entreprise » revient fréquemment dans la bouche des dirigeants, dans leur communication interne et externe, elle fait partie du jargon managérial comme de celui des DRH. Mais que cache ce concept : n’est-il pas lourd de risques de dérives et d’instrumentalisation qui, au final, seraient « mortifères » pour l’entreprise elle-même ?

Nous publions, ci-dessous, des extraits significatifs de la « Conférence de Carême »* donnée à Notre-Dame de Paris le 21 février 2016, par le philosophe et consultant Thibaud Brière de la Hosseraye, avec son aimable autorisation et celle de du Diocèse de Paris.

* Les textes des conférences de Carême 2016 seront publiés dans un livre à paraître le dimanche 29 mars aux éditions Parole et Silence, sous le titre :« Culture et évangélisation. Le sens spirituel des cultures, Conférences de carême à Notre-Dame de Paris ».

« Y a-t-il un sens à parler de culture d’entreprise ? »
Par Thibaud Brière de la Hosseraye *

Thibaud Brière de la Hosseraye

« Quelle chose étrange que l’apparition de cette expression de « culture d’entreprise » ! (…) Eh ! bien oui, quoi de si étrange ou de paradoxal à parler de culture en parlant d’entreprise - et même de « culture d’entreprise » ?

Est-ce qu’au contraire, on ne devrait pas plutôt voir que cette expression nous invite à renouer avec le sens le plus littéral et originel, non seulement du mot, mais du concept de « culture », tel qu’il était déjà compris et explicité par Théophraste, le successeur d’Aristote à la direction du Lycée ? Lui qui ne disposait pourtant pas encore de notre lexique, il comparait déjà la culture à la viticulture, en illustrant le travail de cultiver qu’opère l’éducation sur notre nature brute par l’image de la vigne qui, à la fois, est seule à pouvoir produire son raisin, mais en même temps, ne peut le produire sans l’art du vigneron. Et cet art est un soin constant. Et en même temps, il n’y a qu’un cep de vigne dont il soit possible d’obtenir ce résultat : comme le dit l’Evangile, pas un grain de raisin ne sortira jamais d’une ronce ! (…)

Nous sommes partis d’une culture entendue comme « culture de » la nature, comme valorisation d’une réalité naturelle, pour arriver aujourd’hui, dans notre modernité tardive, à une culture contre-nature, à une culture comprise comme d’autant plus culture qu’elle se veut plus affranchie de la nature, d’autant plus culture qu’elle est plus artificielle, qu’elle ne doit rien à la nature mais tout à l’homme, lequel doit dès lors lui-même, pour être un être culturel sans rien de naturel, se refaire intégralement, se défaire de son sexe comme de toute limitation « de nature ». Nous sommes passés à une culture dénaturée et activement dénaturatrice. Et c’est parce que notre notion de culture s’est ainsi dénaturée qu’il nous devient possible de parler de « culture d’entreprise », d’une culture tout entière produite par l’entreprise, par l’activité non plus seulement transformatrice mais résolument créatrice de l’homme. (…)

La culture de l’entreprise se présente d’abord comme une culture de l’efficacité, de ceux qui ne s’en laissent pas compter. En entreprise, on ne croit que ce que l’on voit qui fonctionne. Poussée à bout par la pression concurrentielle, la culture de l’efficacité devient celle de la « qualité totale », du « zéro défaut », d’un perfectionnisme impliquant de rationaliser les comportements pour les rendre aussi sûrs et prévisibles, mesurables et performants, que peuvent l’être des machines. La fonction de la culture d’entreprise sera d’élever les humains à ce niveau-là de fiabilité – entendez : de rendre les travailleurs enfin dignes de confiance.

Uniquement soucieuse de trouver le meilleur moyen de satisfaire une demande, quelle qu’elle soit, l’entreprise ne se pose pas la question de la légitimité des intentions ou des finalités de ses clients, pas plus qu’elle ne se pose celle de la légitimité des croyances de ses employés. S’en tenant au strict professionnel, elle ne voit qu’un besoin client à satisfaire ou une compétence à utiliser. (…)

Dans le contexte macroéconomique d’un service prioritaire des actionnaires, la culture d’entreprise se voit mobilisée pour produire le type humain adapté aux fins poursuivies par ceux-ci. Afin d’optimiser l’entreprise et d’en faire une « machine à cash », ses dirigeants sont conduits à faire sans cesse plus avec moins, ce qui veut dire notamment avec moins de personnes, mais individuellement et collectivement plus performantes.

Parce qu’il faut sans cesse dépasser les autres, les concurrents internes aussi bien que les concurrents externes, il ne suffit plus d’avoir des collaborateurs qui soient seulement modérément motivés, ayant besoin d’une carotte et d’un bâton pour agir, dissociant ce qu’ils font au travail de ce qu’ils croient par ailleurs. C’est désormais leur engagement personnel qui est recherché (…) raison pour laquelle, d’une part, le savoir-être en vient à supplanter le savoir-faire en termes d’importance dans les évaluations annuelles.

Aux traditionnels facteurs de motivation extrinsèques, la culture d’entreprise est censée adjoindre un levier de motivation plus profond, plus durable, intérieur. On attend d’elle qu’elle fasse adhérer personnellement, et cela par un patient travail de persuasion s’opérant tant au travers du discours des managers que des formations, séminaires et autres documents de communication internes.

De fait, seul un salarié qui « y croit » vraiment ne comptera pas ses heures et mobilisera toutes ses forces, toute son énergie et toute sa créativité pour son entreprise. Il ne s’agit de rien de moins ici que d’amener les collaborateurs à « avoir foi » dans leur entreprise, et cela veut dire, de leur part, la défendre en toute circonstance et croire si possible sur parole ses représentants que sont les managers.

Si l’Entreprise a besoin de susciter chez ses salariés une telle foi en elle, en tant qu’entreprise, plutôt qu’en telle de ses orientations, c’est parce que celles-ci peuvent varier, au gré des changements de directeurs ou des retournements de marché. Le salarié modèle devient le salarié modelé, totalement engagé, déterminé, sans états d’âme, capable de ne pas se laisser détourner de l’accomplissement de son devoir économique par les éventuelles souffrances et dégâts sociaux. Mais quoi ? On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. (…)

Comment ne pas voir, dans l’adhésion personnelle et inconditionnelle qui est aujourd’hui demandée (au salarié) en entreprise, une figure policée du fanatisme ?
Comment ne pas voir, surtout, la multiplication des cas de burn-out, d’épuisement psychique, à quoi conduit cet investissement total ?
(…)

De fait, confrontée aux conséquences économiques des scandales dus à la multiplication des cas reconnus de souffrances au travail– dépressions, troubles musculos-quelettiques (TMS), etc. –, les entreprises s’efforcent aujourd’hui de trouver un meilleur équilibre entre le service de l’actionnaire et celui des salariés, en cherchant à mieux répondre aux besoins de ceux-ci. Elle affiche désormais avec ardeur ses valeurs et sa volonté, je cite, de « remettre l’humain au centre ». (…)

Désormais orientée vers le soin des personnes, l’entreprise se donne les moyens de répondre à l’ensemble des besoins humains, tels que par exemple décrits dans la fameuse « pyramide de Maslow », chère aux managers et responsables des ressources humaines.

Elle mettra un soin particulier, notamment, à répondre à leur besoin en sens, besoin qui se manifeste avec d’autant plus d’intensité en entreprise qu’il se trouve aujourd’hui moins satisfait par la famille, la religion ou la politique. (…)

Si ce qu’il vous est demandé de faire vous pose un problème de conscience, vos managers ou cadres RH solliciteront l’aide d’un « accompagnateur », entendez, souvent, les services d’un coach qui, lui, nourri de « développement personnel » et de « programmation neurolinguistique », pourra vous amener à réaliser que la cause de votre malaise réside dans un certain nombre de « croyances fondamentales », philosophiques ou religieuses, « limitantes », qu’il vous suffit de modifier, au moyen de techniques, pour vous sentir enfin pleinement en phase avec votre environnement de travail (…)

Mais ce n’est pas tout. L’entreprise s’avère même capable de réintégrer la recherche de l’absolu à son profit. (…) L’entreprise tend à se constituer comme un lieu privilégié de l’accomplissement personnel, devenant capable de s’intégrer toutes les dimensions de l’existence. (…) L’entreprise produit donc (…) une culture auto-promotionnelle par laquelle elle se valorise en interne en vue de cultiver un fort engagement de son personnel.

Mais elle a aussi, si ce n’est d’abord, besoin de séduire à l’extérieur d’elle-même, pour capter une clientèle sans cesse plus large (…) Influer sur la culture populaire au moyen d’un usage massif de la publicité et du marketing sous toutes leurs formes (mécénat, lobbying, actions de « communication externe », créations de fondations, etc.), permet à terme aux entreprises d’orienter la demande vers ce qui leur est le plus rentable, avec cette conséquence qu’avoir une « culture client » consiste de moins en moins à répondre à une demande, à un appel venu de l’extérieur, mais bien plutôt à prédéterminer celle-ci, à travers le phénomène, devenu classique, de la « création de besoins ». (…)

L’entreprise aurait tort de se vouloir absolument déterminante, en elle et hors d’elle, des besoins, des comportements et des croyances (…) Elle est un tout qui ne doit pas se prendre pour le tout. (…) L’illusion, c’est de (…) chercher à transformer l’entreprise en une espèce d’église. Il faut que l’entreprise accepte, de manière très rationnelle, de ne pas se substituer à l’absence de Dieu, sans quoi elle devient infernale. (…)

La vocation de l’entreprise, à la différence de la société civile où elle se développe, c’est d’être tournée non vers la satisfaction de ses besoins internes mais vers celle de ses clients. Si sociale que puisse se vouloir une entreprise, ce serait une erreur de penser qu’elle soit prioritairement faite pour servir les salariés. La considérer comme au service de ceux qu’elle emploie, voir en elle, par exemple, d’abord un moyen de créer de l’emploi, est une dénaturation qui la conduit aussi sûrement à la mort que son instrumentalisation par les actionnaires. (…)

L’une des premières croyances dont il faut se déprendre est celle selon laquelle on ne pourrait dynamiser durablement une entreprise qu’en faisant de l’égoïsme un moteur, en excluant d’autres ressorts de l’action, pourtant bien réels, liés au désintéressement : le goût pour l’autodétermination, le souci de justice et l’amour du travail bien fait.(…)

C’est une évidence, que les gens ne travaillent jamais mieux que quand c’est librement. Redonner une dignité au travail, cela veut d’abord dire lui permettre de redevenir un bien en soi. (…)

S’il est besoin de culture d’entreprise pour éduquer, entre autres choses, à ne pas se laisser fasciner par l’argent, à ne pas d’abord travailler pour l’argent, alors il faut en tirer cette conséquence que le salaire ne devrait pas être le résultat du travail, mais sa condition.

L’homme qui a du mérite, c’est celui qui ne calcule pas, qui ne proportionne pas son effort à une récompense. C’est librement qu’il donne le meilleur de lui-même. Il n’est pas à vendre.

La « récompense au mérite », c’est en fait « la culture du résultat », dont la focalisation exclusive sur le résultat suppose une indifférence aux moyens de l’atteindre, et c’est pourquoi la « culture du résultat » est en fait l’extrême inverse de la « culture du mérite ». (…)

S’il peut y avoir un sens à cultiver l’entreprise, c’est non pas en son fonctionnement actuel qui bride les enthousiasmes et entretient la rétention des richesses par quelques-uns, mais afin de la rendre plus profitable, pour chacun, ce qui implique de la transformer radicalement. » (…)

* Philosophe, Thibaud Brière de la Hosseraye est conseiller en management, fondateur du cabinet Philos.

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