« L’entreprise a une raison d’être non réductible au profit et contribue à un intérêt collectif »
Remise du rapport Notat-Senard à Bercy, le 9 mars 2018, en présence des ministres Muriel Pénicaud (à gauche), Bruno Le Maire et Nicole Belloubet (à droite)
« Le rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général, mais des attentes croissantes à l’égard des entreprises sont régulièrement exprimées, avec l’essor des défis environnementaux et sociaux.
Le concept de « parties prenantes » – c’est-à-dire les personnes et les groupes qui subissent un risque du fait de l’activité de l’entreprise – est fréquemment évoqué pour susciter une prise de conscience par l’entreprise des impacts de son activité. Au-delà de ces tiers prenant part à l’entreprise, la conviction portée par ce rapport est que le gouvernement d’entreprise lui-même doit incorporer ces considérations dans sa stratégie.
Il convient pour cela que chaque entreprise prenne conscience de sa « raison d’être ».
Une entreprise se crée seulement si elle répond à un besoin spécifique et elle perdure seulement si elle maintient une dynamique d’invention, d’innovation et de création collective. Elle contribue à un ensemble économique et social, en constituant un réseau de clients, de fournisseurs ou de sous-traitants, en s’insérant dans un écosystème, etc.
« Un raison d’être non réductible au profit »
Chaque entreprise a donc une raison d’être non réductible au profit.
C’est d’ailleurs souvent lorsqu’elle la perd que les soucis financiers surviennent. De même que la lettre schématise l’esprit, le chiffre comptable n’est qu’un révélateur d’une vitalité de l’entreprise qui se joue ailleurs.
La raison d’être se définit comme ce qui est indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise. Elle est à l’entreprise ce que l’affectio societatis, bien connu des juristes, est aux associés : une volonté réelle et partagée.
(...)
Les entreprises considèrent déjà leurs enjeux sociaux et environnementaux
La France compte en Europe et au niveau mondial, parmi les pays pionniers de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). La démarche RSE exprime une ambition : celle de voir le gouvernement des entreprises intégrer dans ses réflexions et ses décisions les conséquences que ses activités font peser sur l’environnement et les droits fondamentaux.
Dès 2001, la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) demandait à l’ensemble des sociétés cotées de publier dans leur rapport de gestion annuel des informations sociales et environnementales. Cette impulsion a été approfondie et étendue par la loi « Grenelle II » du 12 juillet 2010, si bien que les sociétés françaises sont aujourd’hui parmi les plus transparentes au monde en la matière. Cette combinaison de comportements volontaires, de transparence organisée et de « name and shame » (dénoncer et blâmer), devait entraîner toutes les entreprises.
Ces développements depuis quinze ans ont contribué à une évolution favorable de la relation entre l’entreprise et la société française. Les citoyens ont commencé à y voir un plus grand engagement de la part des entreprises et les chefs d’entreprises, un élément de compétitivité durable.
L’image de l’entreprise est dépréciée par rapport à ce qu’elle pourrait être.
L’entreprise est vue comme faisant partie des problèmes sociaux et environnementaux posés à nos contemporains. La lecture de la presse et la consultation de sondages suffisent à s’en convaincre. Une récente enquête rappelle le chemin à parcourir : interrogés sur les mots qui caractérisent le mieux leur état d’esprit vis-à-vis des entreprises, les Français sondés citent la méfiance, qui arrive en tête. (...) La RSE reste ainsi parfois considérée comme un affichage, un supplément d’âme, ou un exercice formel de conformité à une grille de questions.
Pourtant les nombreuses attentes qui s’expriment à l’égard de l’entreprise montrent que cette image n’est pas définitive et ne peut que s’améliorer, à mesure des engagements. Ces attentes expriment une aspiration à placer la RSE au cœur de la stratégie de l’entreprise, et au cœur du droit des sociétés.
Dans un pays et un continent de droit civiliste, dans lequel la source principale du droit est la loi et non la jurisprudence, la modification de la loi est centrale et est pourvue d’une force symbolique, ce qui explique une telle demande.
Un droit des sociétés perçu comme décalé avec la réalité des entreprises et des attentes.
L’idée est apparue à partir de 2009 (1) que la définition de la société dans le Code civil et son objet social, devaient être modifiés pour donner à l’entreprise une substance non réductible au profit. La rédaction de ces articles remontant, sauf ajustements accessoires, à 1804, elle a pu paraître décalée à certains. Le Code civil ne peut évidemment être tenu responsable de comportements de maximisation du profit, mais la véritable question est plutôt de savoir si ce texte pourrait prévenir et limiter de telles conduites dommageables. (...)
La société anonyme de 1807, autorisée par décret en Conseil d’Etat, n’a cependant plus grand-chose à voir avec la grande société cotée, dotée de sociétés filiales à l’étranger et à la tête d’un groupe composé, même en France, de montages juridiques nécessitant une multitude de sociétés.
L’industrialisation et l’internationalisation sont passées par là. Le contrat de louage de service a cédé sa place au contrat de travail. Le travail n’est plus traité comme une fourniture parmi d’autres. Il existe depuis la fin du XIXe siècle une relation de subordination qui ne correspond plus aux canons de l’égalité des parties contractantes du Code civil, et a donné lieu au Code du travail à partir du début du XXe siècle. (...) Et pourtant les articles du Code civil sont demeurés tels quels, si bien que l’entreprise serait pour certains « prisonnière » de la société commerciale. »
(1) Par exemple : La Nouvelle Économie sociale : Pour réformer le capitalisme, de Daniel Hurstel, Odile Jacob, 2009 ou Vingt propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de Gaël Giraud et Cécile Renouard, Flammarion, 2012.
« Une économie responsable parvenant à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux »
« L’entreprise constitue une partie de la solution, c’est la conviction portée par le présent rapport. Redonner de la substance à l’entreprise, l’amener à réfléchir à sa raison d’être est dans notre esprit le moyen d’amener la grande entreprise à faire à une échelle mondiale ce que la petite fait souvent, du fait de son insertion dans un territoire et dans un contexte de fort intuitu personae.
Si l’Economie sociale et solidaire (ESS) a constitué une « troisième voie » entre l’action publique et l’économie de marché, il semble qu’une autre voie puisse se dessiner, celle d’une économie responsable, parvenant à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux.
Les attentes de nos contemporains, l’héritage d’une conception européenne de l’entreprise et la comparaison avec nos partenaires anglosaxons, qui ont eux-mêmes pris conscience des défis posés à l’entreprise, alors qu’elle correspond moins à leur propre modèle, tout cela nous conduit à penser que le statu quo n’est plus possible aujourd’hui et qu’il convient de consacrer dans notre droit la dynamique de la responsabilité sociale des entreprises.
Cette voie doit être empruntée par les entreprises dans leur ensemble, à des rythmes cependant différents. Il s’agit donc à la fois de proposer une évolution normative légère pour toutes, et d’offrir des options pour que les entreprises à la recherche d’une exemplarité dans ce domaine puissent aller plus loin. »
Les principales propositions du rapport Notat-Senard
Remise du rapport Notat-Senard à Bercy, le 9 mars 2018, en présence des ministres Bruno Le Maire, Nicole Belloubet et Nicolas Hulot (à droite)
« # Cinq recommandations d’ordre législatif
Recommandation n°1 : ajouter un second alinéa à l’article 1833 du Code civil : « […] La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
Aucune société, même une société civile immobilière, ne peut faire complètement abstraction des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cette écriture consacre un mouvement enclenché par les entreprises elles-mêmes.
La référence à l’intérêt propre clarifie les interprétations de l’intérêt social : il ne peut se réduire aux intérêts particuliers des associés.
Recommandation n°2 : confier aux conseils d’administration et de surveillance la formulation d’une « raison d’être » visant à guider la stratégie de l’entreprise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux.
L’article L225-35 du Code de commerce serait ainsi complété des mots soulignés : « Le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société en référence à la raison d’être de l’entreprise, et veille à leur mise en oeuvre, conformément à l’article 1833 du Code civil ». Cette rédaction devra être déclinée pour les conseils de surveillance, les mutuelles, les coopératives, les SAS dotées d’un conseil, etc.
La raison d’être exprime ce qui est indispensable pour remplir l’objet de la société. Cet « objet social » étant devenu un inventaire technique, il est nécessaire de ramasser en une formule ce qui donne du sens, à l’objet collectif qu’est l’entreprise. C’est un guide pour déterminer les
orientations stratégiques de l’entreprise et les actions qui en découlent. Une stratégie vise une performance financière mais ne peut s’y limiter.
La notion de raison d’être constitue en fait un retour de l’objet social au sens premier du terme, celui des débuts de la société anonyme, quand cet objet était d’intérêt public. De même qu’elle est dotée d’une volonté propre et d’un intérêt propre distinct de celui de ses associés, l’entreprise a une raison d’être.
Recommandation n°6 : renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance de plus de 1000 salariés partir de 2019, à deux salariés à partir de 8 administrateurs non-salariés et trois salariés à partir de 13 administrateurs non-salariés.
Cette rédaction devra être déclinée dans les mutuelles, et si possible aux SAS dotées d’un conseil.
Les salariés dans ces conseils apportent une contribution précieuse par leur compréhension de l’intérieur, leur connaissance des métiers, de l’histoire de l’entreprise et par leur attachement à sa continuité. La recherche économique montre que cette présence a un impact positif sur l’innovation. Les salariés doivent également être reconnus comme partie constituante de l’entreprise, car ils investissent dans l’entreprise par leur travail et subissent les risques de son activité.
Recommandation n°7 : faire le point sur la représentation des salariés dans les conseils par une mission tirant les enseignements de 12 ou 24 mois de pratique, avant d’envisager de l’étendre aux sociétés de 500 à 1000 salariés, ou d’augmenter la proportion des administrateurs salariés aux conseils.
18 des 28 pays de l’Union européenne prévoient une proportion d’administrateurs salariés, en général de 33%. La règle en France pourrait donc à terme évoluer vers une proportion. Les seuils sont également plus faibles dans le reste de l’Europe (500 salariés en Allemagne, moins d’une centaine dans plusieurs pays).
Recommandation n°8 : doter les sociétés par actions simplifiée (SAS) de plus de 5000 salariés d’un conseil d’administration ou de surveillance régis par les dispositions applicables aux sociétés anonymes, afin qu’ils disposent des mêmes proportions d’administrateurs salariés.
La société par actions simplifiée peut être unipersonnelle. Mais lorsqu’elle est une grande entreprise de plus de 5000 salariés, il ne doit pas exister de différence de traitement et elle doit aussi se doter d’administrateurs salariés.
#Trois recommandations concernant des cadres juridiques optionnels
Recommandation n°11 : confirmer à l’article 1835 du Code civil la possibilité de faire figurer une « raison d’être » dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission.
Un deuxième alinéa serait ainsi adjoint : « L’objet social peut préciser la raison d’être de l’entreprise constituée. »
Si les organes de délibération collective de toute société commerciale doivent se prononcer sur la raison d’être de l’entreprise, il n’est pas obligatoire de la faire figurer dans les statuts. Il s’agit d’une option ouverte à celles voulant devenir « entreprise à mission ».
Recommandation n°12 : reconnaître dans la loi l’entreprise à mission, accessible à toutes les formes juridiques de société, à la condition de remplir quatre critères.
Ces critères sont : (1) l’inscription de la raison d’être de l’entreprise dans ses statuts ; (2) l’existence d’un comité d’impact doté de moyens, éventuellement composé de parties prenantes ; (3) la mesure par un tiers et la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts ; (4) la publication d’une déclaration de performance extra-financière comme les sociétés de plus de 500 salariés. (...)
Recommandation n°14 : assouplir la détention de parts sociales majoritaires par les fondations, sans en dénaturer l’esprit, et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises.
Le terme de fondation et la fiscalité afférente doivent être réservés aux missions philanthropiques et d’intérêt général. Ces fondations peuvent depuis 2005 détenir la majorité des parts d’une entreprise sans intervenir dans sa gestion. Le développement de ces montages doit être facilité. Le fonds de transmission et de pérennisation vise les fondateurs d’entreprises qui souhaitent pérenniser une raison d’être ou une implantation territoriale, sans vocation philanthropique.
#Six recommandations à l’attention des praticiens et des administrations.
Recommandation n°3 : accompagner le développement de labels RSE sectoriels et de faire de la RSE un outil de renforcement du dialogue social dans les branches professionnelles.
De nombreuses PME souhaitent s’engager en matière de RSE, et demandent parfois une voie à suivre. Les bonnes pratiques et leur mesure variant considérablement d’un secteur à l’autre, le dialogue social dans les branches et les labels sectoriels constituent une voie à la fois réaliste, crédible et valorisante.
Recommandation n°4 : (i) inciter les grandes entreprises à se doter à l’initiative des dirigeants d’un comité de parties prenantes, indépendant du conseil d’administration. Le conseil d’administration est informé par les dirigeants des réflexions et des éventuelles conclusions de ce comité. (ii) Intégrer la stratégie RSE dans les attributions de l’un des comités ou d’un comité ad hoc du conseil d’administration. Ces deux bonnes pratiques pourraient figurer dans les codes de gouvernance.
Plusieurs entreprises ont mis en place des comités de parties prenantes, qui fournissent alors aux dirigeants une prise de recul, une vision complémentaire sur les activités de l’entreprise, ainsi qu’un aiguillon de progrès en matière de RSE.
Recommandation n°5 : développer les critères RSE dans les rémunérations variables des dirigeants.
Les critères de la rémunération variable des dirigeants est un facteur décisif de conduite du changement. Le développement des critères RSE constitue donc une bonne pratique déjà répandue dans le CAC 40 et qui gagnerait à être diffusée.
Recommandation n°9 : engager une étude sur le comportement responsable de l’actionnaire, dans la continuité de la réflexion enclenchée sur l’entreprise.
Il n’y a pas d’entreprise responsable sans investisseur responsable. Le rapport du groupe de travail européen sur la finance durable ouvre des pistes intéressantes. Dans la continuité de la réflexion sur l’entreprise, une étude pourrait également être lancée sur le rôle de l’actionnaire et certaines pratiques, comme le prêt d’actions.
Recommandation n°10 : engager une étude concertée sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l’intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux.
Toute compréhension de l’entreprise passe par sa comptabilité. Or les enjeux sociaux et environnementaux qui doivent être considérés, en sont absents. De même que le droit des nsociétés a pu apparaître décalé avec la réalité, la comptabilité strictement financière ne donne pas une image fidèle de la pratique des entreprises. Une étude pourrait donc être engagée sur ce sujet.
Recommandation n°13 : envisager la création d’un acteur européen de labellisation, adapté aux spécificités du continent européen, pour labelliser les entreprises à mission européennes.
L’élaboration des normes est un élément de soft power. Dans le cadre des réflexions sur l’influence normative, la France et l’Europe doivent développer leur propre vision et leurs propres normes de droit souple devant guider les entreprises à mission en Europe. »
>>>* « L’ entreprise objet d’intérêt collectif »
Rapport aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des finances, du Travail
Par Nicole Notat et Jean Dominique Sénard, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, inspecteur des affaires sociales
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