« Enfants ou carrière : pourquoi faudrait-il choisir ? »
Par Elisabeth Auvillain
« Vous êtes enceinte ? Mais je croyais que vous aimiez votre travail ! » Racontée par une jeune participante aux Etats généraux de la femme, le 7 mai 2010 à Sciences-Po, cette réaction de son supérieur hiérarchique illustre bien la situation des femmes dans le monde du travail. Dans l’esprit de beaucoup d’hommes, les femmes doivent choisir entre privilégier la maternité ou leur carrière ...
Quarante ans après la tenue des premiers Etats Généraux de la Femme, à Versailles en 1970, déjà à l’initiative du journal ELLE, la place des femmes dans le monde du travail reste inconfortable et la norme toujours masculine. Tel est le constat fait par les femmes qui ont une activité professionnelle, soit, en France, 80% de la classe d’âge concernée, un record absolu en Europe.
Au fil de l’année, plusieurs tables rondes ont réuni plusieurs centaines de femmes à Lille, Lyon, Marseille, Paris et Bondy, pour élaborer des « Propositions pour transformer la vie des femmes… et celle des hommes ». Les 24 propositions ont été rassemblées dans un Livre Blanc des Etats Généraux de ELLE, présenté lors de la journée finale de ces Etats généraux, le 7 mai à Paris, dans les locaux de Sciences-Po.
La place des femmes dans l’entreprise reste encore à inventer.
Le premier chapitre de ce Livre blanc, qui a été remis solennellement au Premier ministre François Fillon, contient des propositions visant à faciliter l’équilibre entre carrière et enfants, signe que cet équilibre est toujours aussi difficile à trouver.
La place des femmes dans les entreprises reste à inventer. Encore aujourd’hui, l’entreprise est un monde régi par des codes masculins, des a priori, conscients ou non, qui le sont tout autant et des modes de fonctionnement, comme les longues pauses déjeuner ou les réunions en fin d’après-midi qui pénalisent en premier lieu les femmes ...
Les femmes contournent ces difficultés en développant des réseaux féminins ou bien en se mettant à leur compte. Lors de la table ronde parisienne, en avril, nombre d’intervenantes ont expliqué avoir ainsi monté leur petite entreprise, pour bénéficier d’une plus grande liberté dans l’organisation de leur temps et de leur travail – on les appelle, de part et d’autre de l’Atlantique, des « mompreneurs ».
« La culture de l’entreprise est masculine » résume Michèle Fitoussi, éditorialiste à ELLE et animatrice des tables rondes consacrée au travail lors de la préparation de ces Etats Généraux. Beaucoup de femmes ont aussi souligné combien les jeunes hommes étaient machistes dans l’entreprise et s’interrogent : « ont-ils souffert de ne pas avoir de "maman à la maison" quand ils étaient petits » ?
Parce que cette culture dominante se manifeste avant tout dans l’organisation du travail, une des propositions du Livre blanc vise à une organisation individualisée du temps de travail privilégiant la productivité sur la présence effective et estime qu’il serait bon d’« interdire les réunions débutant avant 9 heures et après 17 heures et de favoriser le télétravail lorsque c’est possible. »
« Plafond de verre. » Le chemin parcouru depuis quarante ans pour parvenir à une égalité de droits entre salariés hommes et femmes n’est pourtant pas négligeable : le principe "à travail égal, salaire égal" est inscrit dans la loi. Depuis 2006, l’inégalité salariale est un délit, pourtant les inégalités subsistent.
Evoquant le fameux « plafond de verre », ce mélange de raisons qui empêchent les femmes d’accéder aux plus hautes responsabilités dans les entreprises, spécialement dans certains secteurs industriels, Anne Lauvergeon, présidente du directoire d’Areva, reconnaît qu’elle a mis du temps à s’imaginer pouvoir occuper un tel poste.
« Moi-même je ne m’y voyais pas », avoue-t-elle, lors de la première table ronde "Femmes et pouvoir". "Les compétences sont reconnues mais la misogynie n’a pas disparu et les femmes sont souvent vues comme illégitimes", dit-elle.
Pour Anne Lauvergeon, la vie personnelle est très importante. « Il faut faciliter la vie des mères de famille », affirme-t-elle.
Concilier travail et vie de famille est d’autant plus important que les années les plus importantes dans ces deux domaines coïncident : l’avenir professionnel se joue souvent entre 35 et 40 ans, au moment où les enfants sont encore petits.
Repenser l’organisation de l’entreprise.
Parmi les propositions des Etats généraux figure précisément celle de « repousser l’âge des "hauts potentiels" de 35 à 40 ans au sein de l’entreprise, pour tenir compte du temps consacré aux grossesses. »
Certaines ont trouvé leur propre solution : « J’ai sans doute eu de la chance de ne pas être tombée amoureuse trop tôt », avoue ainsi Hélène Darroze seule femme chef cuisinier à avoir obtenu deux étoiles au Guide Michelin depuis 2003.
« Je ne suis devenue mère de famille qu’assez tard, à 40 ans, mon identité professionnelle était bien établie, j’ai pu déléguer des responsabilités à mon équipe sans difficulté. Je n’aurais jamais pu réussir ce que j’ai réussi si j’avais eu des enfants jeune », reconnaît la célèbre chef (encore un titre masculin !)
Même si les horaires de la plupart des entreprises ne sont pas aussi contraignants que ceux de la restauration, l’organisation du travail pourrait être mieux aménagée pour faciliter la vie de famille, pour les mères mais aussi pour les pères.
« La question de la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle n’est pas un problème de femme, c’est un problème parental », souligne Hélène Pévrier, économiste à l’OFCE.
Réunionite et efficacité. Autre proposition du Livre blanc : une « organisation individualisée du temps de travail privilégiant la productivité sur la présence effective ». Ainsi, il serait bon d’interdire les réunions débutant avant 9 heures et après 17 heures et de privilégier le télétravail lorsque c’est possible.
A écouter les participantes aux Etats généraux, les réunions qui rythment la vie de travail sont un moment où les différences dans la manière de réagir des hommes et des femmes sont les plus manifestes. « Les femmes vont droit au but, veulent des engagements, des objectifs précis, sont plus concrètes. Tandis que les hommes s’écoutent parler », constatent-elles.
Anne Lauvergeon, mais aussi Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts et Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’Etat chargée de la Prospective et du développement de l’économie numérique, sont unanimes : plus la proportion de femmes est élevée lors des réunions, plus le travail effectué y est efficace.
Misogynie persistante.Autre handicap pour les femmes qui font carrière dans les entreprises, la misogynie ambiante qui est loin d’avoir disparu dans le monde du travail.
« La misogynie est même davantage présente aujourd’hui », a déclaré Laurence Parisot. La présidente du MEDEF regrette que la formation des filles soit moins ambitieuse et n’hésite pas à s’interroger : « si les femmes avaient été aux commandes, auraient-elles mieux anticipé certaines situations qui ont conduit à la crise financière de 2008, tenant compte d’autres éléments ? »
"Lehman Sisters". Comme l’’écrivait le quotidien Le Monde le 8 mars : « Si Lehman Brothers avait été "Lehman Sisters", la situation aurait-elle été différente ? »
Manifestant un vif intérêt pour les propositions du Livre Blanc, Laurence Parisot s’est engagée à les soumettre du comité d’éthique du MEDEF.
Le ministre du Travail, Eric Woerth, a pour sa part assuré que « les entreprises où le taux de féminisation des cadres dirigeants était élevé, obtenaient de meilleurs résultats ». « La féminisation du travail revalorise le travail », estime Eric Woerth dont l’épouse exerce un métier à forte responsabilité et siège au Conseil de Surveillance d’Hermès. On peut pourtant s’interroger, au vu de la dévalorisation relative des professions d’enseignant ou de médecins depuis l’arrivée massive des femmes dans ces secteurs...
Bonnes pratiques. Au nombre des propositions élaborées lors de la préparation de ces Etats Généraux - à l’occasion de réunions à Lille, Lyon, Marseille, Bondy et Paris au cours de l’hiver - figure celle de l’élaboration d’une "charte des bonnes pratiques". Les entreprises s’y engageraient à organiser différemment le travail pour moins pénaliser les femmes. Leurs pratiques seraient évaluées par des agences de notation, au titre de la responsabilité sociale des entreprises.
Certaines entreprises se sont déjà dotées d’une charte de la parentalité. C’est le cas du groupe l’Oréal, où la proportion de femmes cadres est nettement plus élevée qu’ailleurs : 30% des cadres expatriés sont des femmes, 50% des marques internationales sont dirigées par des femmes.
Quarante ans après les premiers Etats Généraux de la Femme, les femmes peuvent accéder à davantage de responsabilités mais « elles sont aussi victimes de plus de précarité », a souligné Simone Veil, présidente de cet événement. C’est particulièrement vrai dans les entreprises, où beaucoup de chemin reste à faire. Comme disaient les manifestants de mai 1968, « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! »
* Elisabeth Auvillain est journaliste et formatrice.
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