La chronique de Jacques Gautrand - Avril 2017

Présidentielle 2017
Le « modèle social français » en questions
  

Bien ancrée dans l’imaginaire collectif, la notion de « modèle social français » est un totem du débat politique. Gare à celui qui s’y affronte !

Elus et responsables, droite et gauche confondues, s’y référent régulièrement et beaucoup le défendent comme une part inaliénable du patrimoine national … Toute velléité de réforme soulève immanquablement un tollé aux cris indignés de « ils veulent détruire notre modèle social ! »

La campagne actuelle pour l’élection présidentielle n’y échappe pas - même si le débat public n’est pas vraiment allé au fond des programmes. La défense du « modèle social » demeure présente en toile de fond dans les argumentaires des candidats, lorsqu’il s’agit d’avancer ou de dénoncer tel ou tel projet de réforme

Essayons d’y voir plus clair en questionnant ce "modèle".

Ce que l’on appelle chez nous le « modèle social français » n’est en réalité que la variante nationale des politiques publiques de l’État-Providence * mises en place dans la plupart des démocraties au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au milieu des années 1940.

C’est sous l’impulsion du Conseil national de la résistance que ce programme a été progressivement mis en oeuvre en France au lendemain de la guerre et institutionnalisé dans le préambule de la constitution de 1946(1) (repris dans celle de 1958 instituant la 5ème République).

Notre « modèle » contient un ensemble de dispositifs de transferts sociaux opérés via l’Etat et via un système d’assurances publiques ou mutualistes obligatoires : sécurité sociale, retraite, allocations familiales, assurance-chômage, indemnités d’invalidité, RMI/RSA, salaire minimum, allocations logement, école publique, etc.

Notons que la plupart de ces dispositifs existent aussi dans les pays dits développés (OCDE). La France n’est ni une exception ni vraiment un « paradis social » (pensons au salaire minimum de 3000 euros en Suisse !)

Ce qui distingue le « modèle social français » des autres variantes de l’État-Providence en vigueur dans le monde, c’est moins la nature des prestations sociales existantes que leur degré de « couverture », de « prise en charge » des aléas de la vie.

Cependant, deux caractéristiques de notre système social doivent être interrogées : sa complexité croissante et son coût croissant.

- Complexité : cohabitent des systèmes privés (médecine, pharmacie, éducation) et des systèmes publics ; coexistent des structures publiques, associatives, mutualistes, des formes de gestion publique et des formes paritaires (Etat-syndicats-assurés) ; coexistent une multitude de régimes spéciaux en matière de sécurité sociale (ex. RSI) ou de retraite… Tout ceci a engendré un "monstre bureaucratique" chargé d’administrer, plus ou moins efficacement, une énorme machine qui doit, à la fois, collecter, recenser, contrôler, redistribuer, évaluer...

- Le coût de notre « modèle social » n’a fait qu’empirer : en quarante ans, le niveau des prélèvements obligatoires pesant sur les ménages et les entreprises est passé de 37,1% du PIB à 44,5%, soit le taux de ponction le plus élevé de tous les pays de l’OCDE (exception faite du Danemark avec 46,6%)...



Qui réformera l’État-Providence ?

Face à la complexité bureaucratique et le coût croissant de notre « modèle social », les Français peuvent légitimement se poser la question : « En avons-nous pour notre argent ? »

Or cette question est biaisée, car la charge des prélèvements obligatoires pèse essentiellement sur moins d’un foyer sur deux : 56% des ménages ne paient pas d’impôt sur le revenu. Ceci explique sans-doute aussi la popularité de notre « modèle social » car il peut donner l’illusion à une bonne partie de ses bénéficiaires qu’il est "gratuit"...

Les masses d’argent affectées au « budget social » de la Nation (plus de 600 milliards d’euros par an !) sont-elles bien gérées ? Un euro dépensé dans des prestations sociales en France est-il aussi efficace qu’ailleurs ? Comment expliquer que nos dépenses sociales se situent, en pourcentage du PIB, 10 points en moyenne au dessus des autres pays de l’OCDE ? 7 points de PIB de plus que l’Allemagne : les Français sont-ils mieux soignés et éduqués que les Allemands ?

D’autant que la charge écrasante des prélèvements obligatoires qui pèse principalement sur les actifs et les entreprises est de nature à restreindre le potentiel de croissance économique du pays et à décourager le déploiement total de l’initiative individuelle (pourquoi travailler/produire plus, si mon gain marginal est ponctionné par l’État ?).

De nombreux analystes établissent un lien entre le poids excessif des prélèvements obligatoires et la difficulté structurelle de la France à retrouver un niveau optimal de croissance et à tendre vers le plein-emploi ?

N’est-il pas légitime de s’interroger sur la réalité et l’efficacité de notre prétendu « modèle social » ?

- Peut-on qualifier de « modèle » un système qui s’accompagne d’un accroissement continu de la pauvreté depuis trois décennies, avec quelque 9 millions de personnes laissées sur le bord du chemin ?

- Peut-on qualifier de « modèle social » un système d’enseignement qui laisse chaque année 140 000 jeunes sortir de l’École sans diplôme ni qualification ?

- Peut-on qualifier de « modèle » la gestion d’un système de santé publique où le taux d’absentéisme est le plus élevé de toute la population active ?

- Peut-on qualifier de « social » un système où selon que l’on est salarié dans un grand groupe ou travailleur indépendant on ne bénéficie pas des mêmes « avantages » en matière d’indemnités journalières, notamment pour les congés-maternité ?

En fait, notre prétendu « modèle social » a grandement besoin d’être repensé, réformé, c’est-à-dire remis à plat, plutôt que d’être « rafistolé » par petits bouts comme s’y sont employés les gouvernements successifs depuis 35 ans.

Mais, comme le disait Michel Rocard, une réforme de fond de notre système social « aurait de quoi faire tomber plusieurs gouvernements »…

Le président et le gouvernement qui seront issus des élections présidentielle et législatives de mai et juin 2017 auront-ils la volonté et le courage de prendre à bras le corps le chantier urgent et prioritaire de la rénovation de notre « modèle social » ?

L’histoire de ces dernières décennies nous incite à en douter. D’autant que plusieurs candidats à la présidence de la République promettent de « charger » davantage encore la barque sociale : tel avec un « revenu universel », tel avec la retraite à 60 ans, tel avec une sixième semaine de congés payés…
De telles promesses se traduiraient inévitablement par un alourdissement des prélèvements obligatoires, une augmentation de l’endettement public, et nous éloigneraient de la perspective de nous mettre « à niveau » avec les autres pays occidentaux qui ont su concilier - généralement au prix de réformes courageuses - État-Providence et dynamisme économique.

Jacques Gautrand
jgautrand [@] consulendo.com

(1) « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. (...) La Nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » (...) Extraits du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

* A propos de l’État-Providence

A la suite de la grande dépression économique de 1929 et son cortège de malheurs, l’État-Providence (Welfare State) s’est progressivement imposé comme la forme moderne de la démocratie dans les pays occidentaux. L’objectif étant de garantir à tous les citoyens un niveau de vie "décent" via un ensemble de prestations sociales et de dispositifs "redistributifs" de la richesse nationale produite. Parfois assimilé à la social-démocratie, l’État-Providence s’appuie sur l’économie de marché et se veut une alternative au système communiste vers lequel de nombreux pays se sont tournés au cours du 20ème siècle.

Mais, au fil du temps, l’État-Providence a étendu son emprise sur les actes de plus en plus privés de la vie quotidienne, supplantant les anciennes solidarités traditionnelles et annexant des domaines relevant précédemment de l’assurance volontaire. Avec la généralisation et la sophistication des moyens informatiques de gestion, l’État-Providence s’est mué en un monstre bureaucratique, envahissant, inquisiteur et de plus en plus coûteux...

En voulant régenter notre quotidien, et en bridant le dynamisme de la société civile, l’État-Providence, est devenu un facteur de pessimisme et de déclin, alors que le nouveau monde est plein d’opportunités pour peu qu’on laisse s’épanouir l’initiative individuelle et les organisations privées, tel est le message d’Erwan Le Noan dans son dernier ouvrage, « La France des opportunités » (éditions Manitoba / Les Belles Lettres, 2017)