ESSAI

« Éloge de la gentillesse en entreprise »
d’ Emmanuel Jaffelin
  

First éditions - 2015

D’emblée prévenons le lecteur : il ne s’agit pas d’un manuel de recettes "pratiques" de management, comme il s’en publie treize à la douzaine (et d’une valeur très inégale !). C’est un livre de philosophe.* Le regard d’un philosophe sur l’entreprise. C’est à dire qui nous pousse à nous interroger sur le sens et la finalité de nos actions.



Manager en douceur

Cet ouvrage porte sur les relations dans l’entreprise un regard éclairé et éclairant, parfois surprenant.
C’est un livre qui demande un effort d’attention et de de concentration. Mais au final, sa lecture se révèle utile au développement personnel de tout dirigeant ou futur dirigeant. D’autant plus, en cette période où les relations sociales au sein de l’entreprise se sont durcies et détériorées, après sept années de crise...
la lamentable affaire de l’empoignade et de "la chemise arrachée" d’un dirigeant d’Air France en est un des symboles les plus médiatiques.

L’auteur, Emmanuel Jaffelin, agrégé de philosophie, prof au respectable lycée Lakanal de Sceaux, conférencier, s’en explique dans son avant-propos : si, à première vue, le philosophe et l’entrepreneur sont perçus comme occupant des positions très éloignées, leur dialogue peut être fécond.

Il nous rappelle, à juste titre, que la finalité de l’entreprise n’est pas seulement de « produire des richesses », mais qu’elle est aussi de « tisser du lien » entre ses membres. Et qu’en définitive, la création de richesses économiques dépend de la qualité de ce lien - « une atmosphère de travail respirable et bénéfique » - tissé au sein du "collectif" que constitue l’entreprise. En l’occurrence, certaines entreprises ont des marges de progrès...

Pour l’auteur, le manager n’a pas qu’un rôle de chef d’équipe, il est aussi un « tisserand » du lien social. Et il n’hésite pas à qualifier l’entreprise de « métier à tisser de l’humanité »... Rejoignant ainsi les réflexions contemporaines sur le rôle "sociétal" de l’entreprise, dernière organisation à résister à l’éclatement des structures sociales.

Le livre tarde cependant à rentrer dans le cœur de son sujet, « l’entreprise à l’épreuve de la gentillesse », et s’égare un peu dans une (trop) longue digression sur « les quatre antinomies de l’entreprise ». Avant d’aborder la question centrale du management.

Le maître de manège...

Emmannuel Jaffelin a la bonne idée de préciser l’étymologie du mot manager (que beaucoup rattachent à tort à une origine anglo-saxonne) : « le manageur est le conducteur d’un manège de chevaux. L’art de manager consiste à dresser le cheval dans un manège, à le débourrer, à lui apprendre à se laisser monter, puis, éventuellement, à lui faire accomplir des figures équestres », écrit l’auteur.

Ceux qui ont approché les équidés savent qu’on n’obtiendra rien d’eux par la terreur et violence ; empathie, écoute, patience et maîtrise de soi sont indispensables au maître de manège... pour que s’installe la confiance et que s’instaure l’autorité. Ainsi le manageur doit être « un homme attentif, patient et caressant » : « Si le salarié n’est pas un cheval ni le manageur un cavalier, il n’est pas absurde de penser que "manager" consiste à instaurer une relation de confiance au sein d’une équipe pour en faire un attelage harmonieux », argue l’auteur.

« Gentleman manageur  »

À ce stade, pour bien comprendre le propos du livre et lever tout malentendu, il convient de clarifier la notion de "gentillesse" en entreprise. L’auteur ne pense pas naïvement que l’on pourrait changer l’entreprise en un monde de Bisounours ou en un Club de loisirs dont les dirigeants deviendraient des "G.O." (gentils organisateurs) et les salariés des "G.M" (gentils membres)...
Gentil est pris dans son sens étymologique latin de gentilis qui signifie noble : cette notion fait écho à la noblesse morale et à la grandeur d’âme du manageur qui doit se comporter en "gentilhomme". L’avenir de l’entreprise reposerait donc sur la formation et le recrutement de "gentlemen-managers"...

Embrasser ce point de vue exige un effort intellectuel face à la culture managériale dominante qui valorise la performance, la force d’entraînement du leader, la ruse voire la force brutale avec cette métaphore récurrente dans les verbatim d’estrade, du "commando", de la "meute" carnassière, qualifiant l’équipe gagnante dans un univers économique hautement concurrentiel et, parfois, sans foi ni loi, où l’avantage est attribué à « celui qui tire le premier »...
Qui n’a pas déjà entendu : "celui-ci est trop gentil pour s’imposer, trop gentil pour obtenir quelque chose, trop gentil pour se faire obéir" ... "Seul celui qui tape du poing sur la table parvient à ses fins"... ?

Manager par la "gentillesse" serait assimilé, dans l’opinion commune, à un aveu de faiblesse qui saperait l’autorité d’un dirigeant...

C’est précisément cette objection que s’attache à réfuter, dans sa deuxième partie, l’ouvrage d’Emmanuel Jaffelin. Manager par la gentillesse n’est pas un « aveu de faiblesse », nous dit l’auteur, mais la preuve d’une « force morale » capable de générer la confiance et donc de mobiliser les collaborateurs : « Le manageur doit d’abord s’affirmer par son intelligence psychologique et morale lui permettant d’instaurer un climat de confiance (...) entreprendre, c’est prendre un risque ; manager, c’est oser la douceur (...) par la pratique régulière de la gentillesse, le manager (sera) reconnu pour son élégance morale, son intelligence psychologique et sa compétence professionnelle, trois caractéristiques qui fondent une autorité naturelle plus sûrement que le cynisme naïf visant à "diviser" pour mieux régner". il n’est alors pas exclu que les salariés témoignent à un tel manageur de leur confiance et dévouement. »

L’originalité de la réflexion d’Emmanuel Jaffelin tient à ce qu’il ne fait pas de la performance de l’entreprise la "récompense" d’un tel management, au sens de « messieurs les dirigeants, pratiquez la gentillesse, car elle est payante ! »

Non. « La douceur constitue le but de l’action du gentleman manageur (...) La gentillesse est douceur dans les moyens comme dans la fin : elle ne cherche pas la bienveillance pour augmenter le chiffre d’affaires de’ l’entreprise, mais parce que celle-ci participe de la vie sociale. Il n’est toutefois pas illogique de penser que le chiffre d’affaires augmente lorsque l’atmosphère de l’entreprise est appréciée des salariés », conclut l’auteur.

Ainsi, la gentillesse n’est pas une recette de management parmi d’autres (ou un "style" de management, comme on parle de management "par la peur" !), elle devient l’essence même de l’art de manager : car elle vise à « ennoblir les relations humaines dans l’entreprise », à donner à l’espace de travail ce "supplément d’âme" qui est le sel du vivre ensemble. Et le fondement d’une "vie bonne".

On aura compris qu’Emmanuel Jaffelin se situe dans une tradition humaniste de l’entreprise, à l’opposé des conceptions matérialistes ou antagoniques faisant de l’entreprise un lieu d’intérêts contradictoires lesquels ne peuvent se résoudre que dans le rapport de forces, la transaction financière ou le conflit (ou la Révolution !).

Son livre conforte tous ceux qui considèrent l’entreprise comme une communauté de travail entre des personnes plutôt que comme un instrument financier anonyme ; ceux qui voient l’entreprise comme un organisme vivant en mouvement, où chaque "cellule" a son importance. Où la "création de valeur" (économique et financière) ne peut se faire sans valeurs humaines et morales partagées.

Pour paraphraser un adage sportif ("le rugby est un sport de brutes joué par des gentlemen"), on pourrait dire après la lecture d’Emmanuel Jaffelin : le management est un art de gentlemen qui se joue dans un monde économique de brutes...

Jacques Gautrand

First éditions 2015* « Éloge de la gentillesse en entreprise »
d’ Emmanuel Jaffelin - First éditions - 205 pages - 2015

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