La chronique de Jacques Gautrand - Été 2015

L’entreprise à valeur humaine, un modèle d’avenir  

L’économiste Jean Bodin (1529-1596) l’a dit fort justement dans une maxime devenue célèbre : « Il n’est de richesse que d’Hommes. »

Beaucoup de dirigeants sont enclins, dans leurs discours et les rapports annuels, à vanter la « ressource humaine », « le capital humain », le « talents de nos collaborateurs » … Le paradoxe est que, lorsque la conjoncture se retourne, ces mêmes dirigeants perçoivent soudain leurs salariés comme une « charge écrasante » qu’il faut alléger à tout prix ! Par gros temps, le salarié devient souvent la première « variable d’ajustement », que l’on est prompt à vouloir jeter par-dessus-bord, alors qu’il faudrait penser à souder « l’équipage » pour affronter la tempête…

Cependant, on voit se profiler un nouveau modèle d’entreprise que j’appelle « l’entreprise à valeur humaine ».

Un modèle certes encore minoritaire, mais qui me paraît porteur d’avenir et d’espérance.

« L’entreprise à valeur humaine » se vit avant tout comme un organisme vivant qui a besoin de chacune de ses cellules : dirigeants et salariés forment une communauté de travail autour d’un projet et de valeurs partagées (et aussi de références, historiques, culturelles, régionales...).
Ce modèle se retrouve notamment parmi les entreprises à capitaux familiaux – mais pas uniquement - et, bien sûr aussi, dans ces entreprises à "taille humaine", ancrées sur un territoire, où le dirigeant connaît personnellement chacun de ses collaborateurs.

« L’entreprise à valeur humaine » n’a rien d’une société « anonyme » : chacun de ses membres y reçoit considération, car il a un rôle indispensable à remplir, du plus modeste au plus exposé. Elle est comme un orchestre, où chacun a sa partition à jouer, où le triangle n’est pas moins important que le premier violon !

« L’entreprise à valeur humaine » vise la performance globale par le progrès permanent de ses collaborateurs, partant du constat que « des salariés heureux rendent les clients heureux, lesquels font des actionnaires heureux ! »

Ainsi, dans l’entreprise à valeur humaine, les actionnaires ne considèrent pas que la propriété du capital de la société leur donne tous les droits : le « capital social » porte la responsabilité du « capital humain », chacun a besoin de l’autre pour prospérer. La prospérité des actionnaires ne peut se fonder sur une dévalorisation du « capital humain » ; au contraire, c’est la valorisation de ce capital humain, autrement dit la conjugaison des talents, des expertises, des savoir-faire, des personnalités mêmes, qui fait la valorisation de l’entreprise.

Il en résulte que la préoccupation première et constante des dirigeants de ce type d’entreprises est de ne pas laisser « s’appauvrir » ce « capital humain ». Comment ?
En mettant l’accent sur la motivation, la formation continue, la considération, l’actionnariat salarié, le dialogue, le travail collaboratif, la participation...
Mais, me direz-vous, cette entreprise à valeur humaine que vous nous décrivez, n’est-ce pas une vue de l’esprit, une utopie ?

Pas du tout, elle existe ! J’en ai même rencontré des exemples vivants et je suis sûr qu’en cherchant bien vous en trouverez vous aussi.

Je cite, sans que cette énumération soit limitative : Bretagne Ateliers, Paprec, Hervé Thermique, Armor (ex Aciéries de Bretagne), Norsys, Tissages Moutet, Favi, Chronoflex, Lea Vital …



L’intérêt bien compris de l’entreprise est de s’appuyer sur deux sources de capital : le "capital social" et le "capital humain" ...

La difficulté à promouvoir ce modèle d’entreprise à valeur humaine vient du manque d’outils d’évaluation pertinents et universellement reconnus. Nos techniques d’évaluation restent prisonnières d’une conception traditionnelle de l’entreprise, l’"usine" du 19ème siècle, l’entreprise taylorienne fondée sur la "division des tâches", l’opposition capital-travail... Aujourd’hui, c’est une « lacune comptable » d’autant plus préjudiciable que l’économie se dématérialise et que l’analyse de la valeur en termes de « stocks » de capital en haut de bilan et d’investissements en équipements matériels, s’avère obsolète.

Dans l’économie du 21ème siècle, la création de valeur s’opère de plus en plus dans les interactions entre les personnes : dans la qualité de la relation et du service, dans l’échange d’informations, dans l’invention de solutions, de « facilitations », dans le marketing relationnel, dans des processus « collaboratifs », dans la multiplicité des connexions, dans la communication et le networking, etc.

Ainsi la valeur d’une entreprise comme Michel & Augustin, réside moins dans ses investissements matériels, où même dans ses recettes de gâteaux, que dans sa créativité marketing, dans l’impressionnante énergie déployée sur le terrain par ses collaborateurs pour porter haut les couleurs de la marque, l’animer et la promouvoir auprès de différents publics en France et maintenant à l’international.

L’exemple des évaluations "extra-financières"

Pourtant, évaluer de façon crédible la « valeur humaine » de l’entreprise ne devrait pas être une tâche insurmontable. En quelques années on a vu se mettre en place au plan international des indicateurs de performance « extra-financière », à partir du moment où les grandes entreprises ont dû rendre compte de leurs actions matière de RSE (responsabilité sociétale et environnementale). Ainsi se sont créées plusieurs agences spécialisées dans l’attribution de ces notations non-financières aux entreprises, notamment à destination des investisseurs, telle Vigeo en France initiée par Geneviève Férone et aujourd’hui dirigée par Nicole Notat.

Comment mieux valoriser le "capital humain" ?

Observons que ce projet de mieux « valoriser le capital humain », commence à faire son chemin, notamment auprès des grands groupes comme l’atteste, le bref essai rédigé pour le compte de la Fondapol par Francis Mer, ex-ministre de l’économie et des finances dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, président d’honneur du groupe Safran : « Nouvelle entreprise et valeur humaine » (1)

L’ex PDG d’Usinor-Sacilor reconnaît que « le tableau de bord de l’entreprise est incomplet et obsolète » ; il ne permet pas aux managers de prendre en compte le "capital humain" et les conduit à privilégier la seule « création de valeur » au profit de l’actionnaire.

Fondapol 2015L’ancien dirigeant rappelle « qu’une entreprise « n’appartient pas » à ses actionnaires, qui sont seulement propriétaires d’un capital social qu’ils ont décidé de mettre à la disposition de l’entreprise en lui faisant confiance (…) Sans son capital humain, une entreprise n’est rien, même si elle est « équipée » avec des fournisseurs et des clients.

La responsabilité de la classe économique « dirigeante » (…) ne se résume pas à gérer au meilleur coût une situation donnée, mais au moins autant à animer tous ses collaborateurs – travailler avec ! – dans une organisation s’adaptant en permanence à un environnement changeant sur les plans technique, économique, concurrentiel, scientifique et, bien sûr, humain, de manière à conserver en permanence sa capacité à grandir, à construire, à créer, le tout dans une ambiance participative où chaque membre du personnel est reconnu comme une personne que l’on respecte, qui a sa capacité d’initiative et de responsabilité et qui participe au projet commun de l’entreprise en fonction de ses connaissances et de ses compétences opérationnelles. »

Francis Mer se fait l’avocat de « cette "nouvelle entreprise", dont le capital humain est le premier atout et non pas une masse salariale anonyme. (Celle-ci) est capable de performances économiques et financières insoupçonnées car chacun y travaille « pour son compte », et donc sans compter ni son temps, ni son plaisir puisque l’entreprise, c’est aussi la sienne, c’est d’abord la sienne ! Et tout le monde y trouve son compte, y compris les fameux actionnaires et, bien sûr, aussi les dirigeants qui sont reconnus comme initiateurs et gérants de ces performances, mais également tous leurs collaborateurs à qui revient l’essentiel de la réussite et qui en sont récompensés par des responsabilités renouvelées, des rémunérations en hausse et un intéressement croissant aux résultats. »

Cette « nouvelle entreprise » suppose aussi une refonte de sa gouvernance qui est restée la même depuis cinquante ans, alors que nous sommes entrés dans une société d’information et de collaboration : « Les entreprises d’aujourd’hui sont constituées par des communautés de personnes qui apprennent ensemble et en permanence alors que leurs organisations restent essentiellement hiérarchiques et figées autour d’organigrammes censés localiser et identifier les pouvoirs et centres de décision à une époque où l’innovation technologique passe du mode centralisé top-down à un mode inclusif en réseau, mobilisant tous les acteurs de l’entreprise et se traduisant par des ruptures ou des progrès incrémentaux, ou des sauts de performance changeant la norme en matière de coûts ou de qualité. » (…)
La remobilisation entrepreneuriale implique que les dirigeants prennent conscience du formidable potentiel d’engagement qui existe dans leur personnel, pour peu qu’il travaille dans des conditions propices à l’expression de ce potentiel
. » (…)

«  Ceci amène logiquement à repenser aussi, dans le monde du XXIe siècle et non dans celui du XIXe, le rôle que doit jouer la communauté humaine constituant son principal capital dans l’appréciation et le renouvellement de l’équipe dirigeante qui devrait dorénavant rendre des comptes à ses deux sources de capital, le capital social et… le capital humain. »

Corriger « une énorme lacune du système comptable international » ...

Outre une refonte du droit des sociétés cotés, pour encadrer le pouvoir actionnarial, Francis Mer appelle à corriger « une énorme lacune du système comptable international » qui n’est pas capable de mesure la valeur humaine de l’entreprise : « Qu’on le regrette ou non, écrit l’auteur, il est clair actuellement que ce qui ne se mesure pas et n’est donc pas quantifiable n’a pas de valeur et n’est donc pas facilement pris en compte dans le management de l’entreprise – c’est le cas du capital humain, à la différence, notamment, du capital immatériel que représente la concrétisation en brevets (…) À titre d’exemple, les dépenses de formation, qui ont la chance de pouvoir être facilement mesurées (…) continuent à être traitées comme un coût d’exploitation et non pas comme un investissement dont les effets bénéfiques se prolongent au-delà de l’année en cours et qui devrait donc être amortissable comme le sont les dépenses d’équipement (…)
La seule occasion où apparaît la quantification du capital humain est curieusement lors d’un changement de contrôle d’une entreprise : le monde financier découvre alors que la valeur attribuée à une entreprise par une autre qui veut l’acquérir ou s’en séparer est différente de celle qui résulte de son bilan comptable. D’où la nécessité de faire apparaître soudainement un écart de valeur (goodwill ou depreciation) que le système capitaliste financier ne quantifiait pas jusque-là
. (…)

« Il est donc impératif de progresser rapidement dans une méthode à concevoir dans l’environnement technologique du XXIe siècle permettant de quantifier opérationnellement et périodiquement l’évolution du capital humain que représentent le savoir, l’expérience cumulée et l’organisation plus ou moins adaptée de la communauté de travail de l’entreprise.

« Quand ce nouvel outil comptable aura été conçu et diffusé par le monde des experts-comptables, les dirigeants disposeront enfin de tous les outils nécessaires pour bâtir la performance et la croissance de leurs entreprises dans un système capitaliste financier rénové », conclut Francis Mer.

Face aux dérives et perversions du capitalisme financier dont nous avons subi les conséquences déplorables à partir de la crise des subprimes, face au constat du « désengagement » de nombreux collaborateurs notamment au sein des grands groupes, face au risque de rejet d’une économie de marché qui serait sans contre-pouvoirs, il est urgent de promouvoir et de diffuser un modèle d’entreprise à valeur humaine, source d’épanouissement individuel, levain d’une nouvelle dynamique économique au service du plus grand nombre.

C’est en tout cas un chantier qui devrait mobiliser ceux qui défendent l’esprit d’entreprise et d’initiative et qui ont confiance dans le progrès humain.

Jacques Gautrand
jgautrand [@] consulendo.com

(1) Fondation pour l’innovation politique, Fondapol.org, avril 2015

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Livres
Consulendo a reçu :

« 5 propositions pour réformer l’entreprise La refondation du capitalisme passera par la réforme de l’entreprise »
de Jacques Benoît *

Editions EMS 2015 Autodidacte, ex-dirigeant d’une entreprise agroalimentaire, Jacques Benoit, enseignant et conférencier, forme à l’éthique et au management responsable dans des écoles de commerce, d’ingénieurs.
Il reste pour certains le premier « patron noté et élu » par ses salariés selon un système démocratique qu’il avait mis en place dans son entreprise, faisant de chaque salarié un citoyen économique.
Sa conviction : « La démocratie dans l’entreprise deviendra une réalité comme elle est devenue incontournable sur le plan politique. »

Jacques Benoît milite pour « une entreprise plus humaine » qui serait composée de deux partenaires et non deux adversaires.
Les cinq propositions qu’il fait dans son dernier essai pour réformer l’entreprise pourront surprendre, bousculer voire choquer. Une invitation à débattre à partir des arguments qu’il développe fondés sur sa vision éthique et humaniste de l’économie.

- * « 5 propositions pour réformer l’entreprise » - Editions EMS – Management & Société – 112 pages - 2015