La chronique de Jacques Gautrand - Novembre 2014

Cession de l’entreprise aux salariés :
les effets pernicieux de la loi Hamon (suite)
  

Le diable se cache dans les détails !

Benoît Hamon, éphémère ministre délégué à l’économie sociale et solidaire (ESS) a voulu associer son nom à cette modalité de l’économie qui englobe les coopératives, les associations et les mutuelles. Nul ne conteste la contribution positive de ces activités à l’économie nationale, ni les réussites les plus emblématiques dans différents secteurs dont l’agriculture et l’agro-industrie, même si ce modèle, qui reste proportionnellement minoritaire (10% du PIB), ne peut prétendre supplanter toutes les autres formes de production, d’innovation et d’échanges dans la société.

Encourager la création de coopératives en France est tout à fait louable - il convient toutefois de souligner que sur les quelque 160 000 sociétés (SARL, SA, SAS ...) qui se créent chaque année en France, il ne se constitue que moins de 2000 sociétés sous forme coopérative (les chiffres exacts sont difficiles à connaître) ... - Il existe donc de réelles marges de progrès.

En toute logique, la loi Hamon du 31 juillet 2014 aurait dû s’en tenir strictement au périmètre de sa dénomination, à savoir l’économie sociale et solidaire...

Or voici que par une de ces manigances pernicieuses dont notre culture politico-technocratique a le secret, cette "loi relative à l’économie sociale et solidaire" (ESS) a voulu aussi traiter de la transmission d’entreprise... Et pas que du seul secteur de l’ESS. Mais "régenter" toutes les opérations de transmission/cession d’entreprises de notre pays...

Ainsi, la loi Hamon institue-t-elle un droit d’information obligatoire de tous les salariés « deux mois avant la cession » ...

La protestation unanime des organisations patronales et consulaires n’a pas réussi à bloquer ce volet de la loi...



Un décret du 28 octobre 2014 (1) fait entrer en vigueur à compter du 1er novembre, l’obligation d’informer les salariés, préalablement à tout projet de cession, et précise les modalités d’application de la loi sur ces points.

Dans l’espoir de calmer l’opposition patronale dénonçant une nouvelle "usine à gaz" et aussi pour tenter de lever le flou entourant ces nouvelles contraintes imposées aux PME (après tant d’autres !), le ministère a publié un guide pratique d’une trentaine de pages expliquant la marche à suivre aussi bien pour les salariés que pour les cédants - qu’ils soient actionnaires majoritaires et/ou exploitants de l’entreprise en passe d’être vendue.

Ironiquement, le gouvernement, lors de la publication de son décret, déclare : « Le décret précisant les modalités d’application du nouveau droit d’information préalable des salariés en cas de cession de leur entreprise est le fruit d’une concertation menée depuis plusieurs semaines avec les organisations patronales et syndicales » ... Alors que neuf organisations patronales et consulaires (2) ont adressé au ministre de l’économie, Emmanuel Macron, une lettre de protestation, en date du 16 octobre, demandant l’abrogation pure et simple des articles 19, 20 et 98 de la loi ESS du 31 juillet 2014 :

« Notre inquiétude et notre incompréhension, écrivent les signataires, n’ont pu que grandir face à l’absence totale de prise en compte de nos préoccupations. En effet, lors de la réunion de travail avec les services du Secrétariat d’Etat chargé du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Economie sociale et solidaire, nous avons pris connaissance des projets de décret prévu aux articles 19 et 20 de la loi ESS et de guide pratique sensé expliquer les articles de loi aux chefs d’entreprise. (...)
Ces documents ont soulevé de nombreuses questions restées sans réponse à ce jour. Il semble dès lors que le risque qui pèse sur les cessions de petites et moyennes entreprises, qui ne sont pas armées pour gérer l’extrême complexité du dispositif, soit très important. Dans ce contexte, il apparaît impossible de précipiter l’entrée en vigueur de ces articles ...
 »

Prudemment, le gouvernement promet la création d’une « mission parlementaire (qui) évaluera, pour le début de l’année 2015, les conditions concrètes de mise en œuvre de ce droit et plus largement émettra des recommandations pour faciliter et accompagner les transmissions et reprises d’entreprises. »

En conclusion :

- Les dispositifs de cette loi créent une nouvelle insécurité juridique pour le cédant comme pour le repreneur, car la loi fait désormais peser sur toute transaction (opération délicate dans la vie d’une entreprise) une épée de Damoclès sous la forme d’une menace de nullité, dans le cas, nullement théorique, où un seul des salariés s’estimerait avoir été mal informé du projet de cession. « Cette piste de sanction inquiète d’éventuels repreneurs d’entreprise et va conduire à un gel des transmissions, ce qui est contraire à l’esprit de la loi », estime le mouvement de protestation patronal.

- Cette loi est un nouveau symbole de la culture de méfiance de l’appareil d’État à l’égard des entreprises : le gouvernement a choisi la coercition plutôt que l’encouragement, alors qu’il eût été plus judicieux de mettre en place une série d’incitations (sociales et fiscales) pour favoriser la reprise par les salariés (ainsi que pour encourager l’actionnariat salarié aujourd’hui pénalisé par 20% de prélèvements sociaux !).

- Cette loi crée une nouvelle source de discorde entre le gouvernement socialiste et les entrepreneurs, donnant à penser qu’au delà des discours pro-entreprises, la gauche est incapable de se départir d’une culture archaïque de l’économie administrée et de la mise sous tutelle de la libre entreprise.

- Enfin, comme cela a déjà été dit dans notre précédent dossier*, cette loi repose sur un diagnostic fantaisiste et totalement infondé, selon lequel des entreprises saines cesseraient leur activité faute de repreneurs et parce que leurs dirigeants auraient refusé de les céder à leurs salariés ...

Même si ces articles de la loi Hamon connaissent déjà quelques restrictions ( ils ne s’appliquent pas normalement aux transmissions familiales, cf. ci-dessous), le gouvernement de Manuel Valls qui veut pacifier ses relations avec les entrepreneurs, serait bien avisé d’en limiter la portée au seul champ de l’économie sociale et solidaire - duquel cette loi ESS n’aurait jamais dû sortir.

Jacques Gautrand
jgautrand [ @ ]consulendo.com

Post-Scriptum : Le Sénat a adopté mercredi 5 novembre en première lecture le projet de loi relatif à la simplification de la vie des entreprises. Son article 12 abroge les articles 19 et 20 de loi relative à l’Economie sociale et solidaire (ESS). Il reste à espérer que cette disposition sera maintenue lors de l’examen du texte par la Commission mixte paritaire...

* Lire aussi notre précédent dossier sur la loi Hamon

Notes :

(1) Le décret n°2014-1254 du 28 octobre 2014 précise les modalités de l’information préalable et obligatoire des salariés de l’entreprise en voie de cession.

Cette information peut se faire :

- au cours d’une réunion d’information à l’issue de laquelle les salariés signent le registre de présence ;
- par affichage. Le salarié atteste par sa signature sur un registre créé à cet effet qu’il a pris connaissance de cet affichage ;
- par courrier électronique à condition que la date de réception puisse être certifiée ;
- par remise en main propre contre émargement ou récépissé d’un document écrit mentionnant les informations requises ;
- par lettre recommandée avec accusé de réception ;
- par acte extra-judiciaire ;
- par tout autre moyen rendant certaine la date de réception.

Précision : La cession peut intervenir avant l’écoulement du délai de deux mois si chaque salarié a fait part au dirigeant qu’il ne présentait pas d’offre de reprise (article L141-23), sinon elle doit intervenir dans un délai maximal de deux ans après l’expiration du délai (article L141-26).

- Plus d’infos sur le site de l’APCE

Le droit d’information des salariés n’est pas applicable :

 Aux cessions intervenant dans le cadre d’une succession, d’une liquidation du régime matrimonial ;  Aux cessions à un conjoint, un ascendant ou un descendant ;  Aux entreprises faisant l’objet d’une procédure de conciliation, de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires ;

Les cessions « intra-groupe », que ce soit de filiale à filiale ou entre société filiale et société mère, sont soumises au dispositif d’information du salarié, quand elles ont lieu en un seul bloc majoritaire. En revanche, la cession progressive de blocs minoritaires, notamment par l’exercice d’options d’achat ou de vente, n’est pas soumise au dispositif d’information du salarié.

ATTENTION !
CAS DES ENTREPRISES/COMMERCES EXPLOITÉS DANS LE CADRE D’UNE FRANCHISE OU D’UN RÉSEAU :

« La procédure d’information des salariés s’applique à une cession même lorsqu’un droit d’agrément, de préférence ou de préemption existe sur le bien ou le droit cédé, comme c’est le cas pour les franchises » , précise le document d’information du ministère.

(2)

9 organisations patronales demandent l’abrogation des articles 19 et 20 de la loi ESS (Économie sociale et solidaire)

« Dangereux pour l’emploi, néfaste pour le tissu économique, nuisible à la confiance tellement nécessaire aux investissements dont la France a besoin, telles sont les conséquences du nouveau dispositif de cession des entreprises issus des articles 19 et 20 de la loi sur l’économie sociale et solidaire qui entre en vigueur le 1er novembre 2014. Au nom des entreprises, nous en demandons l’abrogation.

La transmission d’une entreprise à ses salariés est avant tout une question de formation, d’accompagnement et de financement et non d’information préalable.

Une fois de plus, ce sont les entrepreneurs qui vont faire les frais d’une mesure mal conçue et de ce fait impraticable. Cette complexité et cette instabilité juridique vont mettre en péril dans les prochaines semaines de nombreuses opérations de cession.

Cette nouvelle loi fragilisera également la mise en œuvre de la dynamique de création d’emplois vitale pour la France.

En dépit de nos alertes, le gouvernement n’a pas apporté de réponse concrète et satisfaisante aux difficultés engendrées par la mise en œuvre de ce dispositif dogmatique d’information préalable des salariés, totalement en contradiction avec l’objectif annoncé, à savoir faciliter la transmission et la reprise d’entreprises.

Il ne s’agit aucunement de remettre en cause le principe d’une reprise de l’entreprise par ses salariés (...) Mais il convient de trouver une solution fiable juridiquement, simple opérationnellement et adaptée à la réalité des opérations de cession.

Une disposition législative instaurant une contrainte légale, uniforme quelle que soit la nature de l’opération de cession, la taille ou l’activité de l’entreprise, s’avère absolument inopérante et donc dangereuse.

C’est la raison pour laquelle nous avions initialement demandé le report provisoire de la date d’entrée en vigueur de ces dispositions afin de laisser le temps non seulement de lever toutes les incertitudes juridiques mais également d’accompagner les chefs d’entreprise dans leur mise en œuvre.

Depuis l’origine des débats, c’est-à-dire plus d’un an, nous avons alerté le gouvernement sur la nocivité de ces articles et ce, sans avoir été entendus ; à celle-ci vient s’ajouter désormais de graves conséquences juridiques mises en évidence lors des dernières discussions sur le projet de décret et guide d’accompagnement.

Aussi, compte tenu de l’extrême urgence et de l’insécurité juridique créée, nous ne voyons pas d’autre voie que l’abrogation de ces articles afin d’écarter tout risque juridique sur les futures opérations de cessions et d’envisager des modalités plus réalistes, par exemple dans le cadre de l’article 18 de la loi.

Car, in fine, c’est l’ensemble du tissu économique qui sera impacté et de nombreux emplois menacés.  »
Le 31 octobre 2014

Signataires : ASMEP-ETI / AFIC / CCI France / CGPME / CJD / Croissance Plus / Ethic / Medef / UPA