Jean Kaspar

"Inventivité sociale : les entreprises font le service minimum"  

Rencontre avec Jean Kaspar

L’ex secrétaire général de la CFDT, aujourd’hui consultant, nous livre ses réflexions sur les enjeux du management et des relations sociales dans l’entreprise.



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Jean Kaspar
Photo : Ch. Apothéloz

L’homme impose d’abord par sa stature et sa carrure. Comment ne pas être ensuite impressionné par son parcours hors du commun ?

Aîné d’une famille de six enfants, apprenti à quatorze ans, il devient mineur de fond à seize ans aux Mines des Potasses d’Alsace près de Mulhouse. CAP d’électromécanicien, militant à la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), il rejoint la CFDT où il exercera des responsabilités importantes, d’abord au niveau régional, puis au sein de la Commission exécutive nationale, et enfin, au sommet, succédant à Edmond Maire en 1988, comme secrétaire général.

Cet homme de dialogue, préférant la réforme à la révolution, aura connu de nombreux ministres du travail, de gauche comme de droite, et négocié avec plusieurs dirigeants du CNPF (devenu le Medef) avant de céder son fauteuil de secrétaire général à Nicole Notat en 1992. Nommé par François Mitterrand conseiller aux affaires sociales à l’ambassade de France à Washington (une première !), il découvre pendant trois ans l’ambiance feutrée des chancelleries et le paradis du capitalisme. Une nouvelle expérience riche d’enseignements pour cet autodidacte curieux des autres, amoureux des livres et des idées. A son retour des Etats-Unis, il se lance comme consultant en stratégies sociales, participe à la création de l’Observatoire social international avec le soutien de Suez. A soixante-sept ans, le gérant de JK Consultant est un homme fort occupé, au-delà des 35 heures hebdomadaires…il donne des cours, des conférences, publie une newsletter mensuelle « Décrypter le social », anime des séminaires… Il intervient notamment pour l’association Germe, le "réseau de progrès des managers" - au conseil d’administration de laquelle il est entré. Fin 2007, Jean Kaspar a participé pendant quatre mois aux travaux marathon de la commission Attali « Pour la libération de la croissance ». J.G.


- Nous publions, ci-dessous, des extraits de l’interview qu’il nous a accordée pour le magazine de Germe

Question : Comment jugez-vous le climat social dans les entreprises ?

Jean Kaspar : Le climat social est tendu. Cette situation est due à l’accumulation de problèmes qui font aujourd’hui débat : dégradation du pouvoir d’achat, conditions et organisation du travail, restructurations d’entreprises… Tout cela sur fond d’inquiétude générale alimentée par les évolutions de notre société, les scandales financiers et le spectacle des rémunérations extravagantes de quelques dirigeants, en total décalage avec le niveau moyen des salaires dans notre pays. Dans ce contexte, comment faire accepter par les salariés qu’il n’est pas possible de les augmenter alors que certains responsables, certes minoritaires, donnent l’impression de s’en mettre plein les poches ? L’exigence d’exemplarité n’a jamais été aussi forte à l’égard de ceux qui demandent aux salariés et aux citoyens de faire des efforts, de s’adapter, d’être plus flexibles…Les logiques financières dominent de plus en plus la vie économique ; elles priment dans les entreprises sur les considérations humaines et sociales. Se trouvent réunies les conditions d’une situation explosive.

Une meilleure gouvernance économique s’impose et on attend davantage d’exemplarité de la part des élites.

Question : Quelle est la marge de manœuvre des managers, pris entre des directions obsédées par les performances à court terme et des équipes inquiètes ou démotivées ?

Jean Kaspar : Je reconnais que la tâche des managers est de plus en plus difficile. Manager est devenu un acte complexe. Le cadre de direction doit à la fois faire preuve de compétences techniques, être un bon gestionnaire, obtenir des résultats et, en même temps, savoir motiver, communiquer, libérer les potentialités de son équipe, tout en prenant en compte les aspirations de ses collaborateurs, et donner du sens à l’action… Cela fait beaucoup ! Aujourd’hui, être un bon professionnel ne suffit plus à faire un bon manager. Il doit aussi acquérir et développer des compétences relationnelles. Ouvrir son horizon ; tenir compte des évolutions sociétales. Notre société a profondément changé ; les salariés sont davantage formés et informés. On ne peut plus diriger une entreprise comme avant. Hier la fonction faisait l’autorité. Aujourd’hui l’autorité se mérite ; elle se construit. On ne manage plus par la contrainte mais par l’adhésion. Cela implique de former les managers aux réalités multiples de la société et de l’entreprise : comprendre les mutations en cours, les comportements et attitudes nouvelles, notamment chez les jeunes générations ; s’intéresser aux partenaires sociaux et syndicaux, aux règles de la négociation… Les directions d’entreprises doivent prendre conscience de ces évolutions et veiller à la formation de leurs managers afin qu’ils puissent acquérir de nouveaux repères, clarifier leur rapport au travail et à l’autorité.

Désormais la vraie richesse des entreprises ne réside pas dans les techniques ou les technologies, mais dans la capacité à développer de l’intelligence collective. Cela suppose d’autres formes de management fondées sur la capacité à faire le pari de l’intelligence et de la confiance. Le manager doit être un animateur, devenir un « créateur de circonstances » pour que les salariés puissent donner le meilleur d’eux-mêmes.

(...)

"Un énorme déficit de réflexion stratégique sur le social."

Mes interventions m’ont fait prendre conscience des difficultés concrètes rencontrées par les managers dans la conduite des relations sociales. Je réalise combien les cadres dirigeants dans leur ensemble sont peu préparés au dialogue social. Ils connaissent peu ou mal la législation, l’histoire du syndicalisme et le rôle des partenaires sociaux… Ils ont beaucoup d’idées reçues sur leurs interlocuteurs syndicaux. Les syndicalistes aussi ont des préjugés sur les patrons. Mais si chacun reste prisonnier des stéréotypes, rien ne changera !

Je me rends compte que, dans les entreprises, il y a un énorme déficit de réflexion stratégique sur les relations sociales. Autant les comités de direction planchent en permanence sur les perspectives commerciales, financières, les plans marketing, communication, export…autant la prospective sociale est négligée voire oubliée. La plupart des entreprises font, de ce point de vue, le service minimum ! Elles n’agissent que sous l’effet de la contrainte – la loi, l’accord de branche - ou du conflit et du rapport de force… Je regrette cette carence d’inventivité sociale. Je dis souvent à des patrons : « vous avez les syndicats que vous méritez ! »

Pourtant je suis témoin de situations qui se sont débloquées lorsque des managers ont fait le pari de l’intelligence. Si je fais confiance à mon interlocuteur, je peux générer de la confiance ; si je le rends légitime, j’ai plus de chances qu’il reconnaisse ma légitimité ; je produits de l’intelligence et j’ouvre des espaces de créativité… (...)

Question : Votre séjour aux Etats-Unis vous a-t-il changé ? L’ex syndicaliste s’est converti au libéralisme…

Jean Kaspar : je ne me suis pas converti à Washington, pour la bonne raison que j’ai toujours considéré le marché comme une réalité incontournable. Mais la découverte de la société américaine a été pour moi une source de re-questionnement. J’ai visité de nombreuses entreprises comme General Motors, j’ai rencontré des responsables syndicaux, des représentants de l’administration du Travail, comme Robert Reich qui est devenu par la suite ministre Bill Clinton… Je dirais que ce séjour m’a fait évoluer dans ma façon de voir les choses. Avant de voir les côtés négatifs, je regarde désormais les aspects positifs. Côtoyer des Américains, avec leur optimisme, leur regard tourné vers l’avenir, leur pragmatisme, leur souplesse d’adaptation géographique, technique, sociale, a été pour moi une source de réflexion et d’inspiration très stimulante.

Question : Syndicaliste, diplomate, consultant…Après un tel parcours, comment vous définiriez-vous aujourd’hui ?

Jean Kaspar : En France, on aime bien ranger les gens dans des cases et nombre d’interlocuteurs me voient encore avec une casquette de leader syndical… Or je ne suis plus syndicaliste. Si je suis fier de mon passé je n’en suis pas prisonnier. Je suis aujourd’hui un observateur de la vie économique et sociale qui croit toujours à la nécessité du syndicalisme, à la nécessité d’avoir des acteurs sociaux forts. Mais aujourd’hui je n’exerce plus aucun pouvoir. Je veux être un facilitateur ; un défricheur de pistes. (...) Nous devons dépasser nos certitudes. Et nous mettre au travail pour répondre aux défis de notre société. Il reste à inventer une forme de sagesse pour le 21ème siècle. En 1967, j’avais intitulé mon premier rapport pour la Fédération nationale des mineurs au congrès de Douai : « pour un choix de civilisation »… Vous voyez, je n’ai pas perdu le cap.

Propos recueillis par Jacques Gautrand

Photos : Christian Apothéloz

Lisez le texte intégral de l’interview sur le site de Germe