"Divorce à la française"  

Un entretien avec Hubert Landier

« Une rupture s’est opérée entre l’opinion et l’entreprise, au point qu’il est permis d’évoquer un véritable divorce », écrit Hubert Landier dans son essai qui décortique les causes de cette crise de confiance.



Economiste, consultant, spécialiste de l’organisation humaine de l’entreprise, Hubert Landier dirige le groupe de conseil Management Social qui fait partie du réseau Synéo. Auteur de nombreux ouvrages, il publie notamment une lettre bi-mensuelle d’analyse et de prospective sur le climat social, la vie syndicale et le management des rapports sociaux dans l’entreprise.

Son dernier ouvrage « Divorce à la française » (éditions Dunod) est sous-titré : "Comment les Français jugent les entreprises."

« Une rupture s’est opérée entre l’opinion et l’entreprise, au point qu’il est permis d’évoquer un véritable divorce », écrit Hubert Landier qui analyse en détail les symptômes et les causes de cette crise de confiance.

Avec un éclairage pertinent, il n’hésite pas à en chercher les racines dans les rapports féodaux tissés sous l’Ancien Régime, et dont les « schémas mentaux » persistent encore aujourd’hui. La défiance des Français à l’égard de l’Entreprise n’est pas une bouderie passagère, mais un mal profond qui handicape gravement notre pays dans la compétition internationale. Au-delà de nos moindres performances économiques par rapport à des pays comparables, cette défiance pour l’Entreprise recouvre une dégradation inquiétante du lien social et du « vivre ensemble ». Si rien ne change, elle représentera une lourde hypothèque pour notre avenir.

JG

Consulendo : Pourquoi ce divorce entre les Français et l’Entreprise ? D’autant plus paradoxal que les Français disent plutôt apprécier l’entreprise dans laquelle ils travaillent...

Hubert Landier : Les salariés sont attachés à leur métier, à leur savoir-faire professionnel. Ils ont une image réaliste de leur propre patron, avec ses qualités et ses défauts ; en général, ils en ont plutôt une bonne opinion. Surtout dans la petite entreprise, où ils sont en contact direct avec leur patron. Cela est moins vrai dans les établissements ou des groupes plus importants, où la direction est perçue comme éloignée du terrain. Les salariés portent une opinion sévère sur la façon dont ces groupes sont gérés, parce qu’ils ne connaissent pas ceux qui les dirigent et ne comprennent pas quels sont leurs objectifs. Les dirigeants de ces groupes n’expliquent pas suffisamment les raisons des décisions qu’ils prennent, et ils sont soupçonnés de vouloir s’enrichir au détriment des salariés... Les changements fréquents de stratégies et d’hommes, le turn over élevé des hauts dirigeants accroissent la défiance des salariés. De plus, différentes affaires récentes - Enron, Vivendi, Vinci... - ont terni globalement l’image de l’Entreprise.

Le divorce entre l’Opinion et l’Entreprise en France s’est constitué au début des années quatre-vingt-dix avec l’accélération de la mondialisation et la montée en puissance des logiques financières au détriment des logiques humaines dans les entreprises, avec le rôle croissant joué par les investisseurs financiers (fonds de pension et fonds spéculatifs) transférant le pouvoir à l’actionnaire au détriment des autres parties prenantes.

Q. A vous lire, on se dit que le climat social dans les entreprises est encore plus dégradé qu’on ne le craignait...

H.L. Mon livre s’appuie sur de nombreuses enquêtes de climat social que j’ai menées au cours des cinq dernières années comme consultant dans des dizaines d’entreprises de différents secteurs. Qu’ai-je constaté ? Les liens traditionnels qui tissaient naguère une « communauté de travail » dans l’entreprise ont volé en éclat : on assiste à un sauve-qui-peut général, où chacun essaie de tirer avantage sans aucune considération pour l’entreprise elle-même. Je vois trois ruptures majeures. Le fossé qui se creuse entre dirigeants et dirigés ; le fossé entre les vieux et les jeunes ; le fossé entre les représentants du personnel et la masse des salariés. Les uns et les autres ne se parlent pas, ils ne partagent pas les mêmes valeurs et l’entreprise devient une Tour de Babel. On voit se développer l’individualisme et le « repli sur soi ». Naguère il existait une sorte de pacte tacite : l’entreprise apportait protection et reconnaissance à ses salariés ; elle les récompensait en échange de leur engagement et de leur fidélité. Depuis les vagues de restructurations et de plans sociaux qui ont touché leurs aînés, les jeunes ont adopté un comportement cynique : ils se servent de l’entreprise pour satisfaire leur ambition personnelle et professionnelle, prendre ce qu’elle leur donne, mais sans se sentir attachés à celle-ci. Ils deviennent des nomades. Ils n’ont pas envie de se défoncer pour les stocks options de leurs dirigeants...

On s’identifie beaucoup moins au travail que par le passé. Chacun "fait ses heures" et ne s’attarde plus. On constate une baisse des moments de convivialité sur le lieu de travail, il y a moins d’occasions festives. Les 35 heures n’y sont pas étrangères. Mais ce n’est pas la seule explication.

La dégradation du climat social débouche sur une perte d’efficacité, la démotivation, le départ des meilleurs, et tout ceci coûte très cher à l‘entreprise. Un manager m’a avoué récemment qu’il estimait que 70% son équipe travaillait à 30% de son potentiel..

Q. Cela ne révèle-t-il pas un déficit de management et une faillite de nos écoles de management – que vous stigmatisez dans votre livre ?

H.L. La qualité du management est liée à la qualité de la gouvernance de l’entreprise et de ses valeurs fondatrices...Or, nos business schools valorisent la réussite individuelle mais n’enseignent pratiquement rien sur la dimension sociale et collective de la vie de l’entreprise. On dit que les Français ignorent les principes de base d’une économie de marché, mais il faut ajouter que les élites françaises ignorent les principes de base des relations collectives de travail. Un jeune ingénieur qui sort de l’Ecole et qui, très vite, va devenir chef de service, ignore tout de ce qu’est un délégué du personnel...

Q. Alors, que faire ?

H. L. Il faut réapprendre à se parler dans l’entreprise et à négocier. On ne sait plus s’écouter ! Il est temps d’essayer de se comprendre pour s’inventer un avenir en commun. Il est nécessaire de mettre en place un projet d’entreprise qui prenne en considération les intérêts des différentes parties prenantes et pas seulement des seuls actionnaires.

Par ailleurs, il faut en finir avec cette vision réductrice de l’entreprise qui l’enferme dans une conception toute financière. Nous devons être en mesure de pourvoir prendre en compte les autres dimensions et d’abord la dimension humaine. Il est indispensable de pouvoir quantifier tous les coûts cachés liés à un mauvais climat social, afin de pouvoir les introduire dans les tableaux de bord financiers. Intégrer la dimension humaine dans les analyses financières finira par générer davantage de résultats pour les parties prenantes de l’entreprise, y compris pour les investisseurs financiers eux-mêmes. Aujourd’hui nous manquons d’outils d’appréciation.

Le défi de demain, c’est de faire de la fonction RH une source de création de valeur et pas seulement un coût - telle qu’on la considère aujourd’hui. De façon à ce que la dimension humaine devienne un des éléments-clés de la profitabilité de l’entreprise à long terme.

Propos recueillis par Jacques Gautrand

* "Divorce à la française - Comment les Français jugent les entreprises " d’Hubert landier - éditions Dunod 225 pages - septembre 2006