"Pédagogie de l’éthique"  

Un entretien avec Jacques Benoit

Ancien patron, Jacques Benoit est inclassable. Depuis la faillite de sa PME, cet autodidacte de 63 ans a pris son bâton de pélerin pour convertir à l’éthique les étudiants d’écoles de commerce ou d’ingénieurs.



"Consultant en éthique dans l’entreprise", Jacques Benoit est un électron libre. Ce qui n’est pas forcément bien vu dans le monde normé de l’économie.

Il s’est fait remarquer par les médias pour avoir été le premier (et le seul !) chef d’entreprise à se faire noter et élire par ses salariés. Jusqu’au dépôt de bilan, en 1997, de sa société spécialisée dans la distribution de fruits secs et graines salées pour l’apéritif qui employait alors 160 personnes : à cause d’erreurs de gestion qu’il reconnaît volontiers aujourd’hui ; et aussi du fait d’une dépendance trop forte à la grande distribution exigeant des prix toujours plus bas.

Depuis cette faillite dont il garde encore la blessure, cet autodidacte de 63 ans (il a débuté comme manutentionnaire) donne des cours et des conférences sur l’éthique et le management auprès des étudiants d’écoles de commerce ou d’ingénieurs. A l’en croire, les jeunes se montrent beaucoup plus sensibles à son approche que les milieux patronaux, plutôt circonspects à l’égard de ce franc-tireur.

Il vient de publier un épais volume qui reprend sa vision d’une économie au service de l’homme : « Pédagogie de l’éthique », éditions Ems – Management et société.*

Entretien.

Consulendo : Ethique et Entreprise peuvent-elles faire bon ménage ?

Jacques Benoit : L’entreprise n’a pas d’éthique. L’éthique d’une entreprise n’est que la somme de l’éthique de chacun des hommes et femmes qui la composent, et en particulier de ses dirigeants. Je suis pour l’économie de marché, cependant je crois que la finalité de l’entreprise n’est pas financière, mais humaine et sociale. Et c’est en servant des valeurs humaines et sociales que l’entreprise sera performante. Si un patron a le souci de ses salariés, il aura des collaborateurs plus motivés, donc plus performants. Si l’on respecte ses clients on va les fidéliser. Une entreprise davantage soucieuse de la société, qui prend en compte l’ensemble de ses parties prenantes, va développer la confiance, renforcer son image et sa réputation.

Mon message aux entrepreneurs est simple. Je leur dis : osez l’éthique et vous aurez la performance.

Q. Vous pensez être entendu ?

J.B. Mes étudiants me disent : « merci, vous avez donné du sens à mes études ». Mais dans nos écoles et dans la vie économique on apprend que pour gagner il faut tuer l’autre. La logique financière actuelle nous conduit dans le mur. En générant égoïsme, agressivité et cynisme par rapport aux plus démunis... Le système capitaliste s’emballe. L’argent n’a plus de frontières, plus de nationalité. L’écart des rémunérations s’accroît de façon scandaleuse. La perversion actuelle du système vient du fait qu’on confond la vocation de l’entreprise avec les intérêts des seuls actionnaires. Alors que la valeur de l’entreprise dépend autant de ses actionnaires que de ses salariés qui créent sa richesse.

Q. Que proposez-vous ?

J.B. L’entreprise démocratique. Il faut établir une égalité de droits et de devoirs entre les actionnaires et les salariés. Aujourd’hui, seuls les actionnaires ont le pouvoir de choisir leur dirigeant et de prendre les décisions essentielles. Les hommes et les femmes qui font la richesse de l’entreprise, ont au mieux un droit de proposition – quand il sont consultés – mais ils ne sont le plus souvent que des « pions ». Pourtant, ces mêmes personnes sont reconnues responsables et intelligentes à l’extérieur de l’entreprise : comme citoyens et électeurs, elles sont appelées à élire le chef de l’Etat, leur député, leur maire... Pourquoi dans l’entreprise le salarié ne serait-il pas reconnu comme responsable et citoyen ? D’autant que son niveau de connaissances lui permet de comprendre les phénomènes économiques et les contraintes de l’entreprise. Aujourd’hui, la légitimité du dirigeant repose uniquement sur un mandat donné par les actionnaires dont la seule motivation est le retour sur investissement. Comment voulez-vous que le dirigeant jouisse d’une autorité morale dans l’entreprise ! Je voudrais que le dirigeant comprenne que la véritable autorité est avant tout une autorité d’adhésion, de confiance ; qu’il est le premier serviteur de l’entreprise ; que plus il a « du galon », plus il doit se sentir au service de ceux dont il a la charge.

Les événements de tous les jours nous disent l’urgence à mettre des garde-fous au capitalisme. La pression financière est omniprésente et les politiques en sont complètement dépendants. Il y a eu un transfert du pouvoir politique au pouvoir économique ; il faut donc qu’il y ait un transfert de la responsabilité politique à la responsabilité économique.

C’est pourquoi je propose de faire de chaque personne un citoyen économique au sein de la cellule de base de l’économie qu’est l’entreprise.

Q. N’est-ce pas utopique ?

J.B. Je ne sais plus qui a dit « les utopies d’aujourd’hui sont les réalités de demain »... La démocratie dans l’entreprise n’est pas plus utopique que ne l’était l’abolition de l’esclavage il y a 200 ans ou la fin de la ségrégation aux Etats-Unis il y a 50 ans.

L’enjeu pour les nouvelles générations sera de passer d’une société où l’homme est mis au service de la compétition et de la performance à une société où la performance et la compétition seront au service de l’homme. Il faudra un changement des mentalités et des comportements. En cela, l’enseignement de l’éthique est essentiel et incontournable. Mais pas seulement à travers des lois, des règles, des normes ; aussi et surtout par la construction de notre première intelligence qu’est l’intelligence du cœur. Cette transformation passera par un retour aux valeurs essentielles : l’Amour, l’humilité, le respect... J’aime bien la phrase du Père Teilhard de Chardin : « Un jour, quand nous aurons maîtrisé les vents, les vagues, la marée, la pesanteur, nous exploiterons l’énergie de l’Amour. Alors, pour une seconde fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu. »

En tout homme existe le besoin fondamental d’aimer et d’être aimé. La plupart des hommes aujourd’hui n’utilisent que deux leviers : l’égoïsme (se faire plaisir) et l’intelligence. Ils négligent la force de l’Amour.

C’est à la construction de l’intelligence du cœur que je m’attelle depuis que j’ai quitté l’entreprise. Et je mesure aujourd’hui combien il reste à faire en la matière ! Dans la promotion et la démarche du Développement Durable, on en reste le plus souvent au rationnel, aux argumentations, on agite les peurs ; on ne fait guère appel à l’intelligence du cœur.

Or je le répète à mes étudiants : « le cœur du développement durable, c’est le développement durable du cœur. »

Propos recueillis par Jacques Gautrand.

* "Pédagogie de l’éthique" de Jacques Benoit - éditions Ems – Management et société.