Essai

Quelle est la valeur du temps ?  

Par Jean-Louis Servan-Schreiber

« Dans ma propre vie, rien n’a davantage influencé mon vécu que la prise de conscience de plus en plus intense de la valeur du temps. (...) Récemment, j’ai écrit « Trop vite », pour alerter sur la maladie endémique du XXIe siècle, le court-termisme. (...) L’usage que nous faisons du temps, en ce siècle est sporadique, hachuré, et de moins en moins planifié. Les instruments technologiques destinés à faciliter son usage sont étonnants et performants. Mais nous n’avons pas encore maîtrisé le temps qu’ils nous mangent, en même temps qu’ils nous en donnent. »
Nous publions, ci-dessous, le texte de l’intervention de Jean-Louis Servan-Schreiber * lors du colloque « Vivre ensemble – entre temps court et temps long » qui s’est tenu le 29 novembre 2012 au Conseil économique, social et environnemental. (1)



Quelle est la valeur du temps ?

Jean-Louis Servan-Schreiber

Par Jean-Louis Servan-Schreiber *

« Dans ma propre vie, rien n’a davantage influencé mon vécu que la prise de conscience de plus en plus intense de la valeur du temps.

Or, en ce moment les échelles de valeurs sont en pleine confusion quand elles ne sont pas, comme ces dernières années, en pleine débandade.

Qu’est-ce qui a et peut conserver sa valeur est la question que le monde entier semble se poser ? Les valeurs financières, hum … Les valeurs morales, hum, hum … La terre, la vigne, le soleil, les métaux précieux ? Peut-être l’estime et l’amour de ses proches ?

La bonne nouvelle est qu’il existe une valeur immuable, inattaquable et pour toute notre vie, le temps. La mauvaise est qu’on ne peut ni se l’approprier, ni la stocker et qu’elle est aussi volatile qu’elle est précieuse.

De même que et du fait que, la seule certitude absolue de notre existence est qu’elle a un début et qu’elle aura une fin, il est clair que le temps est la mesure de tout.

Ainsi la vitesse n’est pas autre chose que de l’espace mesuré par le temps. Kilomètres à l’heure, années lumières, la vraie distance entre deux points est le temps qu’il faut pour les rejoindre. Donc l’espace est relatif, puisqu’il suffit de changer de moyen de transport pour le modifier. Le temps lui ne l’est jamais, car il se déroule, imperturbable, indifférent à nos initiatives et à nos espoirs.
Le temps existait avant les humains et se poursuivra après leur disparition. On ne peut pas en dire autant de la valeur de l’or ou de l’état de notre moquette.

Le temps est aux humains ce que l’eau est aux poissons : ils ne peuvent pas en sortir vivants et ils ne parviennent pas à le penser, parce qu’ils baignent intégralement dedans.

Le temps et la durée

Philosophes et physiciens spéculent sur la nature du temps. Est-il circulaire, a-t-il une direction ? Nous le saurons lorsque nous aurons percé le mystère de la nature de l’univers. Donc pas demain. En attendant le temps pour nous a une conséquence pratique essentielle, il se traduit en durée. Depuis celle de notre existence jusqu’à celle qu’il faut pour cuire un œuf coque, tout, absolument tout s’inscrit dans une durée.

Donc oublions le temps, car nous n’y pouvons absolument rien. Concentrons-nous sur la durée, c’est notre aire de travail permanente où s’inscrivent nos travaux, nos amours, nos rêveries, chacun de nos actes. Nos problèmes ne résultent aucunement du temps, mais de leur durée. Pourquoi ?

Parce que le temps est la plus égalitaire, la plus démocratique des données. Il attribue 24 heures par jour à tout le monde. Pour Warren Buffet ou pour un SDF, les jours sont identiques. Mais leur usage de la durée ne semble pas être le même.

Tout revient à cela. C’est ce que j’appelle une évidence secrète. Tout le monde le sait, mais nombreux sont ceux qui vivent comme s’ils n’en avaient pas conscience.

C’est bien pourquoi je réagis toujours aux expressions toutes faites comme « gagner du temps » ou « en perdre. » Elles sont, sans faire offense, idiotes.

Quel usage faisons-nous de nos heures et de nos années ?

Chacun dispose de la totalité de son temps, du moins tant qu’il est vivant. La différence n’est que dans l’usage qu’il en fait. On peut donc bien l’utiliser ou le gâcher, mais jamais en « gagner » ne serait-ce qu’une milli seconde de plus que le voisin.

À partir de ces bases de raisonnement assainies, nous pouvons penser fort utilement l’usage que nous faisons de nos heures et de nos années. Et là les performances sont variables.

Si l’on considère qu’une journée de 24 heures est comme une chambre, de taille identique pour tout le monde, d’où viendront les différences ? De l’aménagement de la pièce.
Vide, on y meurt d’ennui, remplie à raz bord on s’asphyxie. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous veulent bourrer de plus en plus leur chambre et s’étonnent de ne plus s’y sentir à l’aise.

Emploi du temps

Le mot le plus utile, peut-être, de notre langue est si banal qu’on en a oublié l’importance : l’emploi du temps. Ce n’est pas seulement celui qu’on remet aux écoliers à chaque rentrée. C’est la question centrale de notre journée, de toute notre vie. Quel emploi faisons-nous de notre temps ? On peut le transformer en argent, l’occupation la plus répandue aujourd’hui, mais aussi en réflexions en créations, en discours ou en dévouement. Là nous sommes libres, mais là aussi nous sommes évalués, comme dans la parabole des talents.

Marc Aurèle, philosophe stoïcien et empereur romain, cumulait donc deux jobs. C’est pour cela peut-être qu’il était fort attentif à ses heures. Chaque soir il se demandait « Ai-je bien employé mon temps ? » Je fais de même et m’astreins à écrire ma réponse. Ça m’a rendu très attentif aux emplois de mon temps inutiles ou simplement gâchés.

Chaque journée qui s’en va le fait de manière irrémédiable. Ne pas en avoir tiré le meilleur parti ne devrait-il pas être le seul vrai péché ?

"Tout porte une étiquette secrète de temps"

Maintenant, assez philosophé, soyons pratiques. Considérons que le temps est la seule monnaie qui ne sera jamais dépréciée, jamais dévaluée, mais que nous devons tout, absolument tout payer avec. On nous vend des produits munis d’étiquettes : on peut y lire leur prix en euros et dollars, leur composition, leur origine, leur mode d’emploi. Mais jamais, jamais la plus décisive de leurs caractéristiques : le temps qu’il faut pour s’en servir, pour en jouir, pour en faire usage. A l’exception bien entendu des recettes de cuisine.

Il n’y a pas que les produits ; tout porte une étiquette secrète de temps, mais nous n’y prêtons pas assez attention. Un dîner c’est tant d’heures, un échange devant la machine à café, tant de minutes, une recherche sur le Web, un temps imprécis, car souvent vagabond. Y pensons-nous avant de commencer ?

De cette indispensable monnaie nous possédons tous le même montant.

L’argent avec un peu de travail ou d’astuce on peut le multiplier. Tandis que le temps non.

La valeur du temps, elle est décisive et ne fait que s’accroitre au long de notre vie du simple fait que chaque jour passé grignote un peu plus notre capital, dont d’ailleurs nous ne connaîtrons le montant exact qu’à l’instant où il sera épuisé.

Étranges contraintes de gestion. On comprend qu’il soit plus facile de suivre les cours des devises ou des actions. Mais c’est moins porteur de conséquences que notre emploi du temps.

"Le court-termisme, maladie endémique du XXIe siècle"

J’essaye d’écrire donc non sur le temps, mais sur l’usage du temps, et ce depuis trente ans.

Aussi me suis-je rendu plus sensible aux choix d’action que je fais chaque jour sous l’œil indifférent du temps. Quelquefois mes proches aimeraient que je pense moins au temps. J’endure ce reproche justifié, mais une fois qu’on a compris l’importance de chaque minute de vie, on ne peut plus l’oublier.

Récemment, j’ai écrit « Trop vite », pour alerter sur la maladie endémique du XXIe siècle, le court-termisme. Depuis deux ans aussi, j’ai créé avec ma femme et développé le magazine CLES, dont le slogan est « trouver du sens », « retrouver du temps ». Il explore comment nous vivons dans ce XXIème siècle encore jeune où nous avons le sentiment d’avancer de plus en plus vite vers l’inconnu.

L’usage que nous faisons du temps, en ce siècle est sporadique, hachuré, et de moins en moins planifié. Les instruments technologiques destinés à faciliter son usage sont étonnants et performants. Mais nous n’avons pas encore maîtrisé le temps qu’ils nous mangent, en même temps qu’ils nous en donnent.

Progresser dans leur maîtrise, éviter de se laisser déborder par eux est, à mes yeux la priorité urgente pour chacun de nous.

Espérons que les débats d’aujourd’hui nous y aideront et, de ce fait nous soulagerons. Merci donc du temps que vous venez de me consacrer. »

(1) Intervention de Jean-Louis Servan-Schreiber au Conseil économique, social et environnemental, le 29 novembre 2012, lors du colloque « Vivre ensemble – entre temps court et temps long ». Texte publié par Consulendo.com avec l’aimable autorisation de son auteur (les intertitres sont de la rédaction).

- * Homme de presse, fondateur en 1967 du magazine L’Expansion - avec Jean Boissonnat-, aujourd’hui directeur du magazine Clés, Jean-Louis Servan-Schreiber s’est toujours passionné pour la question du temps. Lors de la parution de son essai « Trop vite », publié chez Albin Michel en 2010, il commentait :
« Depuis que j’ai compris que le temps nous était compté, donc précieux, je n’ai cessé d’en rechercher le meilleur usage. J’ai écrit L’Art du temps, puis Le Nouvel Art du temps, pour aider mes lecteurs à desserrer l’étau des heures et des jours. Aujourd’hui, non seulement chacun a l’impression de manquer de temps, mais c’est toute notre société qui en souffre. Et les conséquences en sont de plus en plus lourdes. L’urgence de l’action, de la décision, domine l’horizon des dirigeants, comme des citoyens que nous sommes. Il en résulte un nouveau syndrome : le « court-termisme », qui affecte la politique, l’économie, le rythme de nos vies et, plus grave encore, notre rapport à l’environnement. »

Jean-Louis Servan-Schreiber vient de publier « Aimer quand même le XXIème siècle » (Albin Michel - septembre 2012), ouvrage dans lequel il s’interroge encore sur les paradoxes de notre modernité pressée, courant après le temps, avec un arsenal de gadgets censés lui en faire gagner : « Et si nous vivions une nouvelle « Renaissance », qui fut une époque tourmentée, pleine de doutes, mais riche de créations et de nouvelles libertés ? Trouver du sens dans ce tourbillon, retrouver du temps au milieu des urgences est peut-être à notre portée, si l’on redécouvre une philosophie de vie laïque au joli nom de sagesse. »