"Fabriquer le futur, l’imaginaire au service de l’innovation"  

d’Eric Seulliet

De double formation HEC et sociologie, Eric Seulliet est le fondateur et l’animateur de E-Mergences, un collectif de conseil en prospective et innovation réunissant un réseau pluridisciplinaire d’experts et de prestataires.



« Nous faisons de la prospective appliquée, précise Eric Seulliet ; notre vocation est d’aider les entreprises à imaginer et à concevoir les produits et services du futur ». Il s’agit de « détecter les signaux faibles et les grandes tendances de fond, puis de les traduire en pistes réalistes d’innovation ».

E-Mergences propose à ses clients une « méthodologie unique qui réconcilie les approches « cerveau droit » (imagination) et « cerveau gauche » (engineering) ; une méthode qui remet l’humain au coeur du processus et prend en compte le développement durable. »

Cette démarche baptisée « imagineering » doit servir à "innover mieux et plus vite".

Pendant longtemps, rappelle Eric Seulliet, la technologie primait. Aujourd’hui, il faut faire sortir l’innovation des bureaux d’études pour qu’elle devienne l’œuvre de tous.

Dans les entreprises les plus en pointe, remarque-t-il, « l’innovation est un processus transversal et pluridisciplinaire, combinant les fonctions R&D, marketing et design ; qui sollicite l’ensemble des acteurs et partenaires de l’entreprise ». Et qui sait mobiliser l’imaginaire des clients et des collaborateurs.

Ce diagnostic est au cœur d’un ouvrage qu’Eric Seulliet cosigne avec Pierre Musso et Laurent Ponthou :"Fabriquer le futur, l’imaginaire au service de l’innovation" qui vient de paraître chez Village Mondial. Cet essai s’appuie sur une large enquête de terrain. Plus de 90 personnes rencontrées, venues d’horizons très divers : experts, consultants, agences de design, agences de communication, universitaires, PME, Grands groupes…

Jules Verne, dont nous célébrons le centenaire de la mort, a imaginé la plupart des grandes inventions du vingtième siècle. Il a assisté, à la fin de sa vie, à la naissance du cinéma et de l’aviation, deux technologies filles-des-rêves qui ont transformé notre quotidien. La technique, depuis la chute d’Icare, s’abreuve à la source intarissable de l’imaginaire, comme une revanche sur la réalité et ses contraintes.

Après des décennies où le management s’est beaucoup appuyé sur une approche rationnelle et normative, il est intéressant de voir réhabilité l’imaginaire comme levier de performance de l’entreprise.

Ne dit-on pas que ce sont les songes qui mènent les hommes ?

J.G.

* "Fabriquer le futur, l’imaginaire au service de l’innovation", de Pierre Musso, Laurent Ponthou et Eric Seulliet, éditions Village Mondial (2004).

Comment « fabriquer » le futur ?

par Eric Seulliet

« On ne peut comprendre le réel qu’à partir de l’irréel ». A cette affirmation du sociologue Max Weber, font curieusement écho celles d’un artiste, Pablo Picasso : « Tout ce qui peut être imaginé est réel », et d’un physicien, Bernard d’Espagnat : « L’imaginaire est un réel voilé ». Il est amusant de voir comment le monde des arts, de la science et de la philosophie se rejoignent pour considérer que l’imaginaire n’est finalement que du réel en puissance.

Le futur, loin d’être une voie toute tracée, peut se fabriquer. Il s’élabore au quotidien avec les ingrédients de base que sont l’imaginaire, le rêve et une pincée d’intuition.

Il en va exactement de même dans les entreprises les plus en pointe, où l’imaginaire devient un levier majeur de l’innovation en vue de la création de nouveaux produits et services.

Traditionnellement l’innovation qu’on peut appeler « techno-push » s’est fondée sur les avancées technologiques et la foi inébranlable dans le progrès scientifique et technique. Le « tout techno » a cependant rapidement montré ses limites. Puis est venue l’ère du marketing-roi… L’innovation a alors été prioritairement tirée par le marché (« market-pull »). Mais là encore, une innovation pilotée par le seul marketing est insuffisante. Ce type d’innovation ne débouche que très rarement sur des innovations de rupture et son domaine se cantonne plutôt à des améliorations de nature incrémentale. A être trop à l’écoute du consommateur moyen, les marques finissent par ne plus prendre de risques. Et l’on aboutit inéluctablement à une uniformisation de l’offre...

Les entreprises les plus en pointe actuellement capitalisent sur ces méthodes, en mettant en place un processus itératif de création et de gestion de connaissances combinant les approches marketing et technologiques. Elles introduisent le client à bon escient au cœur même du processus d’innovation, en investissant beaucoup plus de ressources dans la phase amont, lorsque les dépenses sont encore faibles et qu’il est possible d’agir sur les résultats potentiels des projets. C’est essentiellement dans cette nouvelle génération de R&D, parfois appelé R&D de 4ème génération(1)qu’intervient l’imaginaire.

Co-créer avec les consommateurs, être à l’écoute de leurs rêves et de leur imaginaire, s’intéresser sincèrement à eux, pratiquer l’empathie et la reliance... Telles sont les principales pistes qui semblent les plus prometteuses pour créer les produitsetservicesdedemain.

Cet imaginaire, soutien et moteur de l’innovation, fait d’abord appel à l’imaginaire même des acteurs de l’entreprise (notamment celui des fonctions R&D, Marketing et Design). Il se nourrit des valeurs et de la culture commune, basées sur le projet originel du fondateur, inscrites dans ses gènes, et qui ont peu à peu infusé l’inconscient collectif de l’entreprise.

Lorsque les clients ne sont perçus que comme des consommateurs potentiels, l’imaginaire auquel va se référer l’entreprise se borne à la caricature que celle-ci en a au travers des études marketing classiques et de ce que véhiculent les médias sur leurs désirs supposés. L’entreprise se limitera à mettre en phase son propre imaginaire et celui des clients en jouant essentiellement sur la communication publicitaire, domaine privilégié de l’imaginaire, et sur la mise en scène de ses produits grâce à un packaging et à un marchandising étudiés.

Capter l’imaginaire des personnes dans toutes leurs dimensions.

Lorsque l’entreprise sait percevoir derrière le client un être humain ayant une vie au-delà de ses actes d’achat et de consommation, tout devient soudainement beaucoup plus riche. L’imaginaire qui compte n’est plus celui des papiers glacés des magazines ni celui des écrans uniformes de télévision, mais celui qui se nourrit des vies, désirs, expériences et frustrations de personnes en chair et en os. En entrant en résonance avec celui des managers, marketers, ingénieurs et designers de l’entreprise, ces imaginaires déclenchent des interactions profondes qui vont nourrir l’innovation de produits et services.

Mais comment capter au mieux l’imaginaire des consommateurs ? Et comment développer et entretenir l’imaginaire des collaborateurs de l’entreprise ?

Capter l’imaginaire des citoyens-consommateurs.

L’apport des sciences humaines. Une avancée majeure de ces dernières années pour mieux appréhender le consommateur dans toutes ses dimensions est incontestablement le recours aux sciences humaines. Sociologie, psychologie, anthropologie, ethnologie, sciences cognitives, etc. ont véritablement fait une percée dans le monde des entreprises. Le mot d’ordre nouveau est « observons le consommateur et regardons le vivre ! ». Mais si les sciences humaines interviennent en amont, au niveau des analyses, elles interviennent aussi tout au long du processus qui va traduire l’imaginaire des clients en concepts de nouveaux produits et services.

L’importance des valeurs. Fait nouveau également : des actes d’achat, des comportements, des styles de vie sont certes intéressants à étudier et à comprendre. Mais tout cela n’est finalement que la résultante de valeurs plus profondes qui animent un individu. Dès lors, les marques ont tout intérêt à monter d’un (voire plusieurs) crans au-dessus de la surface des choses pour tenter de comprendre intimement les personnes.

La prise en compte des avant-gardistes. Dans tout groupe humain, les individus prennent exemple sur des personnes référentes. Cet effet de « marketing viral » est souvent utilisé pour appuyer la diffusion de phénomènes de modes, mais il peut aussi servir à éclairer les phénomènes de propagation des valeur et comportements. C’est ainsi que des marques témoignent d’une attention particulière à l’égard de certaines catégories de consommateurs avant-gardistes, parfois qualifiés de « prosumers » ou de « lead-users ».

Une entreprise impliquée, citoyenne, ouverte sur le monde.

Pour être en phase avec son époque et comprendre ses consommateurs, l’entreprise doit elle-même être impliquée, c’est-à-dire avoir elle-même un vrai « pro-jet » qui constitue le cœur de sa mission. C’est une entreprise à l’écoute des problèmes de la société et qui a une réponse à y apporter. Elle pratique pour cela une vraie prospective et est consciente de ses actes. Elle est naturellement empreinte des valeurs du développement durables.

Comment développer et entretenir l’imaginaire des collaborateurs ?

Voici les principales pistes que nous avons identifiées :

- Diversifier les profils des collaborateurs. Le terreau de l’innovation et de la créativité est tout sauf celui de l’uniformité. L’innovation a besoin de diversité. Elle n’a que faire de « clones », et préfère les « clowns » qui savent apporter points de vue décalés, différents, créatifs, voire iconoclastes.

- Pratiquer la pluridisciplinarité et la transversalité. Compartimenter les fonctions est le meilleur moyen de les scléroser. L’entreprise innovante fait travailler ensemble les équipes, notamment celles des fonctions traditionnelles de conception que sont la R&D, le Marketing et le Design. L’entreprise ne doit plus être organisée en silos séparés mais s’organiser autour de groupes de projets pratiquant l’intelligence collective.

- Être ouvert. L’entreprise innovante a comme caractéristique majeure de ne pas être repliée sur elle-même. Elle fonctionne avec des équipes élargies, en réseau, mettant à contribution toutes ses parties prenantes (actionnaires, clients, fournisseurs, distributeurs, etc.).

Ainsi c’est par l’hybridation et l’interaction entre les imaginaires d’un vaste réseau d’individus que l’entreprise, tout en étant fidèle à elle-même et à sa vocation propre, pourra le mieux contribuer à inventer des produits et services réellement novateurs et utiles au mieux-être et au mieux-vivre des Hommes.

La réhabilitation de l’imaginaire sous toutes ses formes devient une tâche urgente pour les entreprises !

Eric Seulliet

(1)William L.Miller and Langdon Morris, « 4th Generation R&D. Managing Knowledge, Technology, and Innovation ». John Wiley&Sons, Inc. New York . 1998.