Coopération en entreprise et crise de la reconnaissance au travail
Par Norbert Alter
La coopération est une ressource essentielle pour une organisation, peut-être même la plus centrale dans le fonctionnement d’un projet, d’une technologie, d’une relation hiérarchique ou dans la mise en place d’une politiqué commerciale. Sans la volonté de coopérer, sans la multitude de petites initiatives prises par les salariés, sans leur engagement à la fois volontaire et nécessaire, le travail ne pourrait être fait, les missions ne pourraient être réalisées.
Tout le monde sait bien qu’une organisation ne fonctionne que par la bonne volonté des opérateurs qui « y mettent du leur », qui rendent ainsi les règles intelligentes. De ce premier point de vue, la coopération est une énigme : qu’est-ce qui finalement, pousse les salariés à s’adonner à leur tâche ? Qu’est-ce qui les mobilise spontanément, quotidiennement ?
Compétence collective
Au niveau des relations entre pairs, la coopération est productrice d’une autre richesse, celle que la gestion des ressources humaines nomme la « compétence collective ». Dans les situations de mouvement, c’est à dire de changement permanent que connaissent les firmes contemporaines, plus personne n’est effet compétent seul, indépendamment des compétences détenues par les autres individus.
Etre compétent consiste aujourd’hui à savoir mobiliser les savoirs, les expériences, les relations et réputations détenus par les collègues. A ce deuxième niveau, la coopération représente également une énigme : qu’est-ce qui amène les salariés d’une grande entreprise à tisser des liens suffisamment forts, riches et flexibles pour permettre la construction de la compétence collective ?
Théorie du don et du contre-don
Pour répondre à ces questions j’ai mobilisé la théorie anthropologique du don (élaborée notamment par Marcel Mauss - 1923-1991) qui explique que donner permet d’obliger l’autre, à donner à son tour : accepter un cadeau associe au donateur, et le rendre crée du lien social.
Chez les « primitifs » on échangeait ainsi des bijoux, des fêtes, des danses, des prestations, des outils, des engagements conjugaux ou militaires pour créer des liens, autant que pour tirer avantage, bénéfice, des ces échanges ; le bel ouvrage de Bronislaw Malinowski (1923) en donne des descriptions à la fois passionnantes et déconcertantes : entre « primitifs et « modernes », seule la nature des choses échangées diffère, pas la logique des liens qui supportent ces échanges.
Dans nos entreprises modernes les échanges entre collègues sont d’une nature tout aussi variée : y circulent des informations, des amitiés, du partage d ‘émotion ou d’alliance, du temps ou de la réputation, du soutien ou des savoirs faire. Ces dons et contre dons (« ces échanges d’ascenseurs ») permettent de coopérer, bien plus efficacement que le seul fait d’observer des procédures.
Mais le don, archaïque ou moderne, ne peut se réduire à une série de comportements généreux. Donner amène aussi à calculer, à détruire et à prendre : on ne "renvoie pas l’ascenseur", on ne "prête qu’aux riches", on est "trahis par les siens", on "donne par intérêt", voici quelques formules qui traduisent l’ambigüité des normes qui fondent la coopération...
Deux raisons expliquent que les individus ne peuvent cependant se désinvestir de ces échanges.
La première est évidente : ne plus coopérer, ne plus échanger revient à abandonner l’accès à la compétence. De manière souvent cruelle, on se trouve ainsi amené à coopérer avec ceux qui nous trahissent.
« Partager une idée du monde »
La deuxième raison, largement théorisée par l’anthropologie, est fondamentale. Les primitifs donnaient aux dieux, « sacrifiaient », parce que les dieux redistribuaient les richesses et la force aux hommes. De manière comparable, le "commerce" entre collègues se réalise au nom d’un tiers, que celui-ci se nomme métier, mission, projet, réseau ou entreprise. Mes interlocuteurs expliquent ainsi qu’ils s’adonnent à leur tâche ou à leur métier avec autant de conviction que lorsqu’ils donnent aux autres : l’infirmière passe du temps « en plus » pour améliorer une procédure, l’informaticien consacre son week-end à avancer dans un projet, le consultant donne ses idées au réseau de collègues. Ces actions associent à un collectif qui produit l’extraordinaire émotion de « partager » une idée du monde, du métier. Ces actions, produisent sens et efficacité, et c’est en leur nom que les individus s’ « investissent ». L’entreprise tire donc parti de cet engagement collectif, de cette ingéniosité qui se donne à elle, qui permet le changement et même le "mouvement".
L’entreprise ignore une ressource précieuse...
Pour autant, l’entreprise ne célèbre pas ces "sacrifices", elle ne manifeste pas qu’elle les reçoit, elle en interdit même souvent l‘expression symbolique : fêtes professionnelles politiquement incorrectes, « bavardages », reconnaissance de l’engagement et donc de l’autonomie. Elle privilégie des modes de gestion "modernes", qui préfèrent que salariés et employeurs soient quittes, plutôt que mutuellement endettés.
Plus encore, les croyances ordinaires du management l’empêchent de percevoir et de valoriser cette ressource cachée parce que cela suppose trop souvent qu’il faut « mobiliser les salariés » alors qu’il s’agit de savoir tirer parti de cette mobilisation spontanée.
Cette situation débouche globalement sur une "crise de la reconnaissance" au travail ainsi que sur une dynamique de désengagement, mais, tout autant, sur une de "prise de distance" qui permet aux sujets de se protéger des tourments de l’engagement et de travailler plus "raisonnablement". Elle explique également le comportement des « jeunes ».
Dans ce livre j’ai ainsi voulu répondre directement aux questions posées par la "crise du travail" actuelle (malaise, risques psycho-sociaux, désengagement, comportements "utilitaires"…). Plus encore, j’ai souhaité analyser ce qui fonde cette crise : la coopération est une donnée centrale des entreprises dites "modernes", mais les fondements de la coopération demeurent archaïques.
Déficit de reconnaissance
Ce livre participe donc au débat scientifique. Mais j’ai également voulu ouvrir ce débat aux acteurs eux-mêmes en soumettant l’écriture de cet ouvrage à deux principes. Le premier consiste à restituer aux acteurs leur propre parole en donnant l’occasion de lire de larges extraits d’entretiens. Le second consiste à mettre en évidence le caractère opératoire des concepts plutôt que de surcharger les pages de références strictement académiques.
En montrant que les salariés des entreprises se mobilisent pour s’associer les uns aux autres, pour le « plaisir d’être ensemble », j’explique aussi que cette mobilisation représente un véritable trésor pour les entreprises. Mais tant que ces dernières ne le reconnaissent pas, ne l’identifient pas, elles s’amputent d’une ressources essentielle, celle de la volonté de donner des salariés ... Plus encore, en refusant ce don, ou en ne parvenant pas à le célébrer, elles créent ce « déficit de reconnaissance » tant évoqué par les salariés ; elles suivent aussi le penchant caractéristique des organisations contemporaines : le comportement utilitaire.
Or refuser de recevoir est toujours une offense, une occasion de violence, de méfiance réciproque ou d’échanges strictement économiques, hier chez les « primitifs » et aujourd’hui dans nos entreprises « modernes ».
Si celles-ci tiennent vraiment à « valoriser les ressources humaines » comme elles l’affirment si souvent dans leurs discours et supports de communication, c’est donc aux entreprises de mettre tout en œuvre pour tirer parti de cette volonté de donner.
Un programme très simple … mais peu « orthodoxe ».
Norbert Alter
Professeur à l’université de Paris Dauphine, co-directeur du master "Management, travail et développement social"
« Donner et prendre. La coopération en entreprise »
La Découverte, Paris, 2009.
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