« La culture comme réponse aux dérèglements du monde »
Une interview d’Amin Maalouf par Georgia Makhlouf
Georgia Makhouf : Je souhaitais, pour commencer, vous interroger sur le choix de votre titre. Parler de dérèglement pourrait laisser penser qu’il fut un temps heureux où le monde était bien réglé. Or ce n’est pas, à l’évidence, ce que vous pensez. Pourquoi donc parlez-vous de dérèglement ?
Amin Maalouf : Il y a bien aujourd’hui des dérèglements majeurs, ce qui ne signifie pas qu’il y a 20 ou 50 ans, tout allait pour le mieux. Prenons des exemples qui illustrent bien ma thèse principale. Si l’on pense à l’économie, on voit bien que quelque chose dérape complètement, qu’un système arrive à ses limites. Des institutions bancaires importantes que tout le monde croyait à l’abri sont prises dans la tempête. L’autre exemple évident est la question climatique où les dérèglements sont porteurs de conséquences graves pour la planète. Regardons aussi les rapports entre les groupes, entre les communautés dans le monde ; ils ont atteint un niveau de violence inégalé, comme c’est le cas en Irak entre sunnites et chiites. Les attentats suicides dont de nombreux pays sont le théâtre, enfin, sont aussi des symptômes de ce dérèglement que je tente d’analyser.
G. M. Ce livre, il me semble que vous le portez en vous depuis longtemps. J’en veux pour preuve une phrase que j’ai relevée dans le long entretien biographique qui est sur votre site personnel et qui a été mené en 2001. « Dans tout ce que j’écris, j’ai l’impression de mener un combat, depuis toujours le même. Contre la discrimination, l’exclusion, l’obscurantisme, les identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations et aussi contre les perversités du monde moderne, contre les manipulations génétiques hasardeuses. Patiemment, je m’efforce de bâtir des passerelles, je m’attaque aux mythes et aux habitudes de pensée qui alimentent la haine. C’est le projet de toute une vie, qui se poursuit de livre en livre, et se poursuivra tant que je pourrai écrire ».
A. M. En effet, cette phrase est révélatrice de mon projet. J’ai écrit des romans et des livrets d’opéra dans lesquels mes convictions, si elles restent présentes, sont implicites et s’effacent derrière mes personnages. Mais « Les identités meurtrières » et « Le dérèglement du monde » correspondent à des moments de réflexion, des moments où je m’arrête et je dis : voilà ce que je crois, voilà pourquoi j’écris, voilà à quel monde j’aspire. J’explicite les idées qui sont les miennes depuis toujours et je les confronte aux réalités d’aujourd’hui.
G. M. Il y a donc pour vous deux mouvements d’écriture très différents, deux façons de mener un projet d’écriture vers son aboutissement ?
A.M. Oui, en effet. Même si beaucoup de choses sont véhiculées à travers mes textes d’imagination, un romancier doit résister à la tentation d’utiliser ses personnages comme porte - paroles pour faire passer ses idées. Je dirais que c’est une attitude de sagesse de la part du romancier, que de s’effacer pour laisser les personnages vivre leur vie.
Mais à certains moments, j’ai besoin d’expliciter, de dire les choses avec clarté et précision. Mes essais nécessitent un immense travail. Chaque phrase est le fruit de nombreuses réflexions et de multiples lectures. Pour ce dernier livre, ce sont pas moins de cinq à six cents ouvrages que j’ai lus. Ils couvrent toutes sortes de domaines, l’économie, le climat, l’histoire, la place de la culture dans le monde etc. Ce travail exige un temps d’isolement très long et un lent mûrissement. C’est pourquoi je ne serais pas capable de faire un livre tel que celui-là tous les 2/3 ans.
L’expression qui décrirait bien mon état d’esprit lorsque je prépare un essai est : l’attention au monde. Elle m’est indispensable pour mener ce travail. (...)
G.M. Sur le rôle de l’Occident, vous écrivez que son drame est qu’il a constamment été partagé entre son désir de civiliser le monde et sa volonté de le dominer.
A.M. Ce sont là deux exigences inconciliables. Autrefois, on disait que l’on voulait « civiliser » les peuples, aujourd’hui on dit que l’on veut leur « apporter la démocratie et les droits de l’homme ». Ces discours sont évidemment faux. L’Occident n’a jamais eu comme priorité la promotion de la démocratie, que ce soit en Amérique latine, dans le monde arabe ou en Asie. L’Occident est préoccupé par la protection de ses intérêts. On a donc un discours qui se réfère aux droits de l’homme et sur le terrain, un comportement qui est exactement à l’inverse de ces valeurs. Il suffit d’observer ce qui s’est produit en Iran, en Irak ou en Indonésie ces cinquante dernières années pour s’en convaincre. L’Occident a donc perdu sa crédibilité en raison de son infidélité à ses propres valeurs.
G.M. Vous êtes critique sur l’Occident, mais vous n’exonérez pas les peuples et leurs leaders de leurs responsabilités. Parlant de Nasser, vous analysez les multiples causes de son échec, mais vous dites également qu’il était « sans grande culture historique ou morale » (...) Vous avez également des paroles très justes et très dures et pour parler de la « double haine » des Arabes, haine du monde et haine de soi-même, qui explique largement les comportements suicidaires qui caractérisent notre début de siècle…
A.M. Les Arabes ont, en effet, le sentiment que tout ce qui constitue leur identité est détesté et méprisé par le reste du monde et, ce qui est encore plus grave, quelque chose en eux leur dit que cette détestation et ce mépris ne sont pas complètement injustifiés. Nous avons intériorisé l’idée que nous n’avons pas d’avenir, que notre civilisation est dépassée.
Quel est le remède à cet état de choses destructeur ? Je ne sais pas, mais je fais le pari que si l’on remettait la langue et la culture à l’honneur, on commencerait à avancer sur cette question. Je ne veux pas parler d’une vague nostalgie à l’égard de notre passé et de références floues à notre histoire. Je veux parler de développer l’enseignement de la langue, de la littérature et de l’histoire, je veux parler d’encourager les productions dans les domaines scientifiques, intellectuels et artistiques, je veux parler de ré -interroger notre culture et de se demander comment elle fait sens dans le monde d’aujourd’hui. Il faut rendre notre culture à nouveau vivante et cela seul permettra de modifier en profondeur notre rapport à notre passé et à notre identité.
G. M. Vous vous référez, en effet, à maintes reprises au rôle central que devra jouer la culture dans la résolution des dérèglements du monde. Vous accordez même une place particulière à la littérature qui serait l’instrument par excellence d’une connaissance intime et profonde de l’Autre. Croyez-vous vraiment que la littérature puisse jouer ce rôle de rapprochement entre les peuples ?
A.M. Si nous tenons à préserver la paix civile dans nos pays, dans nos villes, dans nos quartiers comme sur l’ensemble de la planète, si nous souhaitons que la diversité humaine se traduise par une coexistence harmonieuse plutôt que par des tensions génératrices de violence, nous devons apprendre à connaître les autres avec subtilité, et ne plus nous contenter des deux ou trois stéréotypes et préjugés qui nous tiennent lieu de connaissance. Je suis persuadé que la littérature est un formidable vecteur de connaissance ; lire un roman indonésien par exemple me permet réellement de mieux comprendre ce pays. Mais je ne parle pas de la seule littérature contemporaine. Il y a aussi dans chaque culture des textes littéraires classiques, des épopées anciennes. Le cinéma, la musique sont aussi des vecteurs de connaissance. On ne peut plus vivre à côté les uns des autres et se contenter de connaissances aussi superficielles et grossières. J’ai envie de dire que le mot d’ordre d’un monde qui se veut plus humain, moins violent, plus respectueux des différences serait : « connaissez-vous les uns les autres » (…)
Nous avons à choisir entre deux visions de l’avenir. Celle d’une humanité partagée en tribus planétaires qui se combattent et néanmoins se nourrissent de la même bouillie culturelle indifférenciée. Ou celle d’une humanité consciente de son destin commun, rassemblée autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer les expressions culturelles les plus diverses, à favoriser l’épanouissement de toutes les langues.
G.M. Le constat que vous dressez dans votre livre est alarmant. Pensez-vous que le désastre soit inéluctable ? Ou peut-on encore espérer ?
A.M. Lorsque j’analyse l’évolution probable du monde avec lucidité, il me semble qu’un cataclysme est quasiment inéluctable. Mais lorsque j’analyse avec le cœur, je trouve des raisons d’espérer.
Propos recueillis par Georgia Makhlouf
Vous pouvez lire le texte complet de cette interview publiée dans L’Orient Littéraire de mars 2009 sur le site de L’Orient le Jour
Amin Maalouf
« Le dérèglement du monde »
(éditions Grasset - 2009)
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