PRIX DE L’ECONOMIE PME 2012
« La prise de fonction d’un repreneur de PME :
Un parodoxe managérial ? »
Par Sonia Boussaguet, enseignant-chercheur, Reims Management School (1),
et
Éric Fromenty, doctorant à l’Université de Montpellier 1, dirigeant d’entreprise (2)
Résumé : Cette communication s’appuie sur une réalité importante, dont on sait qu’elle pose problème dans les reprises de PME : il s’agit du moment de la prise de fonction (du repreneur), avec une attention toute particulière dès lors que l’on s’intéresse à un individu personne physique venant de l’extérieur.
À ce stade transitoire, il y a là un vrai paradoxe managérial pour l’individu : comment avoir l’humilité de s’assujettir à l’entreprise d’accueil, d’en reconnaître les valeurs, les potentiels et les qualités opérationnelles, tout en prenant les rênes ? Comment s’attirer la confiance et l’aide des salariés, comment s’appuyer sur leurs ressources, tout en s’affirmant comme le leader et en se préparant, si besoin, à infléchir certaines habitudes ou certaines orientations ? La confrontation de la littérature (managériale) à nos observations
sur le terrain (huit études de cas) amène à une triple préconisation
afin de concilier ces exigences de continuité et de changement.
Une grille d’actions est proposée (en fin d’article) à destination des repreneurs, « apprentisdirigeants ».
(...)
« La prise de fonction est le moment capital qui peut tout faire capoter (Lochard & Gilbert, 1997) ». Ce phénomène est d’autant plus frappant pour celui qui a quitté une grande structure afin d’affronter la réalité des PME. Or, le repreneur sous-estime encore trop souvent l’effort qui lui reste à faire.
Insuffisamment explorée au niveau académique, c’est pourtant la période où l’objet même de la reprise entre finalement en jeu : le repreneur devient officiellement le propriétaire-dirigeant de l’entreprise (Deschamps, 2000).
Celui-ci « se trouve soudainement le dirigeant d’un personnel qu’il n’a pas recruté, dans une entreprise qu’il n’a pas fondée, qui a fonctionné avant lui, sans lui à sa tête » (Deschamps et Paturel, 2005). Or, « il existe un décalage plus ou moins long entre son entrée physique dans l’entreprise et le moment où il sera en mesure d’exercer la plénitude de sa fonction patronale, de manière efficace et reconnue » (Rollin, 2006).
Ce qui signifie dans les faits qu’il ne fait pas encore partie de l’organisation, même si son statut lui en donne tous les attributs formels. Il n’est pas encore le « Patron » de l’entreprise, ou du moins reconnu comme tel par ses salariés (Boussaguet, 2005).
Cette remarque est essentielle puisque ce type de repreneur représente environ plus de la moitié des transactions (OSEO, 2005).
À ce stade transitoire, il y a là un vrai paradoxe managérial pour l’individu : comment avoir l’humilité de s’assujettir à l’entreprise d’accueil, d’en reconnaître les valeurs, les potentiels et les qualités opérationnelles, tout en prenant les rênes ? Comment s’attirer la confiance et l’aide des salariés, comment s’appuyer sur leurs ressources, tout en s’affirmant comme le leader et en se préparant, si besoin, à infléchir certaines habitudes ou certaines orientations ?
"Socialisation organisationnelle"
Ce paradoxe nous amène à défendre la thèse selon laquelle le repreneur entre dans un véritable processus de socialisation organisationnelle, au moment de son entrée dans l’entreprise.
La socialisation organisationnelle est utilisée dans les travaux consacrés au recrutement et concerne essentiellement les employés. Il est reconnu que la socialisation a lieu à chaque fois qu’un individu franchit une « frontière » de l’organisation ou change de rôle (Van Maanen & Schein, 1979). C’est toutefois au moment de l’entrée dans l’entreprise que la socialisation est la plus intense (Feldman, 1976). La socialisation organisationnelle correspond au processus d’apprentissage des attitudes, comportements et connaissances que les arrivants doivent acquérir pour assumer leur nouveau rôle et participer en tant que membre à part entière d’une organisation (Fisher, 1986).
Appliquée à un contexte de reprise (et donc rebaptisée « socialisation
repreneuriale » - Sonia Boussaguet, Thèse de doctorat 2005 -ndlr - ), nous postulons que chaque étape de socialisation permet un certain niveau de prise de conscience par rapport aux personnes, à l’organisation, aux compétences et aux implications.
Mais parallèlement, elle doit servir à des effets d’emprise :
progressifs : il faut préserver ce qui fonctionne bien, en développant les ressources actuelles ou potentielles plutôt qu’en critiquant les faiblesses ;
réflexifs : il faut procéder par un minimum d’interaction avec les personnes, en tenant compte des vécus, des craintes, de l’ambiance globale, des perceptions exprimées ou obtenues par des échanges volontaires ;
accumulatifs : tout cela doit être pensé selon un dessein organisationnel d’amélioration d’ensemble.
Les choses peuvent bien sûr être différentes (et parfois plus brutales) si la reprise est liée à des choix de rupture (donc de restructurations fortes) et non de pérennisation de l’entreprise cible. (...)
Conclusion
Bien que des limites doivent être prises en compte, nous sommes
néanmoins convaincus que cette étude est salutaire à une sensibilisation
des candidats à la reprise sur ce phénomène spécifique qu’est la prise
de fonction.
Dans les situations observées, on l’aura compris, il peut être
dangereux de céder à la tentation d’entrer en fonction, en étant persuadé que le plus dur est passé. Au contraire, le défi n’est pas simple, compte tenu en même temps, des obstacles possibles dans un tel processus (ceux venant de la personnalité du repreneur, de celle des salariés, du climat trouvé (inertie, conflits, etc.), d’une conjoncture soudain dégradée ou en décalage avec les potentiels de travail, d’un modèle d’attentes trop éloigné des caractéristiques professionnels disponibles au moment del’arrivée effective du repreneur, d’une réalité de travail trop distante des besoins de reprise et sur laquelle le repreneur a peut-être été trompé dans sa transaction initiale avec le cédant, etc.
Cette étude ouvre aussi le champ pour des travaux futurs. Nous sommes en train d’améliorer notre compréhension du phénomène en explorant la situation émotionnelle du repreneur lors de sa prise de fonction.
En effet, d’après De Freyman (2009), celle-ci se compose de deux sentiments parfaitement contraires et simultanés : d’un côté, un état d’anxiété provoqué par le contrecoup psychologique du rachat que l’on peut imputer aux différentes pressions subies et à son usure psychologique. De l’autre, un état d’excitation euphorique, obsédé par la prise de pouvoir si espérée, récompense de sa détermination. Pris dans cette dualité émotionnelle, il peut être envahi, à ce moment charnière de la reprise, par de nombreuses incertitudes.
"Des certitudes du salariat aux incertitudes de l’entrepreneur"
En effet, sa mutation de salarié à « Patron » exige de changer
de cadre de référence : ce qui était des certitudes deviennent des incertitudes. Devant les problèmes qui ne tarderont pas à se poser, un repreneur n’a plus de réponses en automatique.
Ce qui peut générer chez lui de l’inquiétude et lorsque ces inquiétudes sont multiples au quotidien et aiguës, il peut être envahi par le doute éprouvé devant la nouveauté de la situation.
Le doute surgit, en effet, dès lors que l’entrepreneur expérimente des
réalités qui ne sont pas conformes à ses attentes, ses idéaux de départ
ou lorsqu’il est inquiet quand à ses capacités à réussir dans ses affaires
(Valeau, 2006, 2007). Ce qui peut parfois expliquer la soudaine « médiocrité » des repreneurs dans l’exercice de leurs nouvelles responsabilités directoriales.
Nous émettons donc l’hypothèse qu’un repreneur doit avant
tout être capable de traiter ses propres incertitudes et ses propres doutes.
Il s’agira d’explorer l’introspection du nouveau dirigeant (effet miroir) : sa
capacité à se remettre en cause ses habitudes passées (selon l’adage
« autre lieux, autres moeurs »), sa capacité à gérer son ego, sa capacité à assumer son choix. (...)
(1) Docteur en Sciences de Gestion, Sonia Boussaguet est professeur en entrepreneuriat à Reims Management School (RMS). Elle a publié de nombreux articles et chapitres d’ouvrages portant sur les problématiques psychologiques, humaines et managériales de la transmission/reprise de PME. Elle est également co-directrice de l’IMART (Institut du Management en Reprise et Transmission
d’entreprise) et anime le club des repreneurs de Champagne-Ardenne (en collaboration avec le CRA). Elle réalise en parallèle des missions de conseil.
(2) Eric Fromenty est doctorant à l’Université de Montpellier 1, Chef d’entreprise et « serial repreneur ». Son travail doctoral porte sur l’impact de la transmission sur la santé desdirigeants de PME.
© "Le Grand Livre de l’Economie PME 2012" - sous la direction de Gilles Lecointre - 637 pages - 45 euros - Gualino - Lextenso Editions.
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