Est-on, pour autant, à la veille d’une révolution ?
Vingt ans après la chute du mur de Berlin, il est toujours des groupes extrémistes pour rêver du « Grand Soir », avec des mots d’ordre de grève générale. Le Nouveau parti anticapitaliste (Nulle Part Ailleurs ?) fait feu de tout bois, et mobilise ses troupes… Cependant, les principaux syndicats se gardent, pour l’instant, de souffler sur les braises. Ils font un usage raisonnable de l’augmentation notable de leur capital sympathie dans l’opinion (alors que le taux de syndicalisation dans le privé reste chez nous l’un des plus faibles de l’OCDE).
A cause ou en dépit des débordements toujours possibles de leurs "bases", se gardant de céder à une surenchère révolutionnaire dont elles ne maîtriseraient pas l’issue, les grandes centrales syndicales s’emploient à faire monter la pression sur le patronat et le gouvernement, en appelant à de nouvelles journées d’action (les 26 mai et 13 juin) ...
En France, il faut le déplorer, la grève ou la menace de grève - et aussi, hélas ! la séquestration de managers - servent souvent de préalables aux négociations.
Cela montre bien une carence de dialogue social.
Quand les cadres se rebiffent ...
Nous vivons toujours chez nous dans un régime de « Guerre froide » entre syndicats et patronat. Cet antagonisme est surtout vrai dans les grands groupes. Dans les Pme et chez les artisans, les relations sociales sont beaucoup plus informelles, moins codifiées - moins « orthodoxes » mais peut-être aussi plus pragmatiques - entre des salariés et des dirigeants qui se côtoient au quotidien, ou conjuguent leurs gestes sur le même chantier.
Dans les grands groupes, les hauts dirigeants sont très éloignés de la base, un écart encore plus fort lorsque les centres de décision sont à l’étranger (cf. le conflit chez Continental).
En outre, le système de rémunération des hauts dirigeants arrimé à la « création de valeur pour l’actionnaire » a conduit à un divorce entre la base et le sommet, aggravé par des écarts faramineux de revenus difficilement justifiables.
Cette situation a contribué aussi au malaise des cadres, dont la marge de manœuvre s’est considérablement réduite au cours des décennies, écartelés qu’ils sont entre les exigences des actionnaires et le souci de leurs collaborateurs.
Beaucoup de cadres ont le sentiment que leur rôle s’est réduit à celui de courroie de transmission des décisions du conseil d’administration, à la mise en musique des basses œuvres, comme les coupes sombres dans les budgets et les plans sociaux – dont ils sont souvent les ultimes victimes, une fois le « ménage fait ». Il n’est pas étonnant que le syndicat des cadres ait défilé ce 1er mai au côté des syndicats ouvriers.
Cette cassure entre les hauts dirigeants et les managers et lourde de conséquences.
Elle doit nous inciter à repenser les modes de « gouvernance » dans les entreprises.
« SMJ »
Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT, aujourd’hui consultant, déplore que le « dialogue social, dans la majorité des entreprises, se limite encore trop souvent au SMJ (Service Minimum Juridique). Le social étant souvent la variable d’ajustement au service d’une logique essentiellement économique et financière dont les finalités échappent aux salariés et à leurs représentants. »
Selon l’ancien syndicaliste (1), « le dialogue social se limite encore trop souvent à proposer des processus d’information, de consultation de concertation ou de négociation pour traiter les conséquences de choix économiques ou financiers décidés en dehors de toute implication des représentants du personnel et des organisations syndicales. Très rarement, il leur est proposé de débattre de choix alternatifs, comme si l’on considérait que cela ne relevait pas de leurs compétences. Les représentants du personnel restent, en effet, cantonnés au rôle de gestionnaire des décisions prises pour permettre d’en assurer l’acceptabilité sociale. Cela n’est plus tenable. Il faut imaginer de nouvelles modalités pour permettre de faire des choix économiques et financiers une décision partagée, en tout cas discutée. Cela suppose que la dimension sociale devienne, pour les dirigeants, une contrainte aussi forte que celle du marché. Une telle orientation implique aussi de la part du syndicalisme français une évolution pour concrétiser sa volonté d’engagement et de coopération pour mieux articuler sa capacité de critique avec une réelle volonté de construire les nécessaires compromis entre des facteurs multiples. »
Pour Jean Kaspar, il s’agit d’une « vraie révolution copernicienne qui nous oblige à repenser notre façon de voir le monde, de penser, d’agir, d’envisager nos rapports aux autres… »
Et d’en appeler à « un effort de tous les acteurs pour élargir le champ du dialogue social » et à « des changements culturels et de comportements pour s’engager dans des stratégies de partenariats et de coopérations seules capables d’engendrer des stratégies à long terme. »
Changer les logiques de pilotage des entreprises.
Des voix comme celle de Jean Kaspar, fondées sur le poids et la richesse de l’expérience, sont importantes. Il faut souhaiter ardemment qu’elles trouvent écho aussi bien auprès de ses anciens collègues syndicalistes qu’auprès des patrons.
Car en matière économique, la France n’a toujours pas fait sa révolution culturelle.
Le mouvement ouvrier français est pétri d’anarcho-syndicalisme ; ses racines plongent profondément dans une tradition anticapitaliste qui fait du patron un « ennemi de classe »…
Dans les pays nordiques et de culture anglo-saxonne, salariés et dirigeants ont accepté depuis longtemps de « cogérer » le capitalisme et l’économie de marché pour un bénéfice mutuel. Cette coopération pragmatique se fait à la condition que les deux parties en retirent des avantages ; qu’il y ait un respect réciproque qui implique le partage d’informations stratégiques et la négociation comme préalable à toute grande décision.
La crise actuelle par sa durée et son ampleur, peut elle faire changer les postures traditionnelles ? Il faut le souhaiter.
La situation présente réclame un changement profond des logiques de management (au sens de "pilotage") des entreprises, ainsi qu’une révision du triangle actionnaires-managers-salariés.
Il faut que les dirigeants les plus clairvoyants soient à même de promouvoir une conception de l’entreprise qui ne se réduise pas à une machine à profit. Qu’ils puissent porter et défendre une vision de l’entreprise, communauté d’hommes et de femmes engagés dans un projet commun. Une entreprise ancrée sur un territoire, assumant ses responsabilités à l’égard de ses « parties prenantes » : salariés, clients, fournisseurs, riverains, société civile, médias…
Si la reprise économique survient plus rapidement que prévu (ce qu‘il faut souhaiter !), rien ne serait plus regrettable que patronat et syndicats reprennent leurs postures figées d’avant ; qu’ils se replient sur des positions antagonistes « par principe », reposant sur des schémas idéologiques du passé.
Dans cette période de mutations et de remises en cause, nous avons besoin de vrais « responsables », c’est-à-dire au sens étymologique du mot, de personnes qui acceptent de répondre d’elles-mêmes et de leurs actes, capables d’engagement et de souci d’autrui.
Si le dialogue social devait, en définitive, continuer à ressembler à un dialogue de sourds, alors, nous n’aurons rien appris de cette crise.
Jacques Gautrand
jgautrand(arobase)consulendo.com
(1) Citations extraites de la lettre mensuelle de Jean Kaspar "Décrypter le social" (avril 2009)
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