Alors que le chômage atteint un niveau record en France (près de 5 millions de personnes sans emploi ou en sous-emploi !), le dernier livre de l’économiste Philippe Simonnot au titre provocateur ne laissera pas indifférent. C’est dans l’histoire du Droit - plus spécifiquement la rédaction du Code civil, puis la construction du Code du travail au cours des décennies, que l’auteur recherche l’archéologie de ce « dilemme français. »
Paradoxe. Contrairement à l’imprécation de Georges Pompidou à la fin des années soixante : "si le chômage dépasse les 500 000 personnes, ce sera la révolution ...", les Français semblent s’être résignés au cours des décennies à un chômage durable (« On a tout essayé ... » , soupirait naguère François Mitterrand à l’Elysée).
Depuis la Révolution de 1789, analyse Philippe Simonnot, les élites de notre pays sont hantées par le spectre de l’esclavage. Au début du 19ème siècle, les rédacteurs du Code civil (alors Code Napoléon) craignaient que le salariat ne rétablisse l’esclavage. On parlait alors de "louage du travail" - il n’était pas encore question de "droit du travail" élaboré ... A l’époque, on distinguait le travail manuel, lequel pouvait faire l’objet d’un échange marchand - car on ne louait que sa force physique - et « le travail intellectuel qui engageait toute la personne, et donc ne pouvait être récompensé que par des honneurs... » Dans l’inconscient français on est toujours resté, par rapport au travail, dans cette "logique de l’honneur" qu’a fort bien analysée le sociologue Philippe d’Iribarne (1989).
Mais, souligne Philippe Simonnot, cette « dichotomie entre la force de travail et la personne du travailleur » est désormais intenable : elle est remise en cause par l’organisation du travail moderne, où l’interaction entre le travailleur et les interfaces numériques engage à la fois son physique et son intelligence ...
Pourtant cette approche archaïque reste encore très prégnante dans la culture et l’inconscient français, au point que certains "bien-pensants" estiment aujourd’hui « qu’il vaut mieux être pauvre sans travail qu’un travailleur pauvre ... »
La confusion culturelle entre travail et esclavage (le mot "servage" nous paraîtrait plus approprié car il correspond à ce que fut la situation prévalant sous l’Ancien Régime) a généré, dans le sillage des luttes sociales et du mouvement ouvrier, une construction juridique subtile et la compléxification continue des lois sociales. A l’arrivée, on se retrouve aujourd’hui avec un arsenal législatif et réglementaire littéralement écrasant, dont le seul but est de rendre acceptable le "lien de subordination" institué en droit entre l’employé et son employeur (notion, semble-t-il, typiquement française).
Ce qui conduit Philippe Simonnot à qualifier le salariat d’« esclavage civilisé » ... Les syndicats très attachés à la défense de ce "lien de subordination" qui fonde le statut du salarié apprécieront ...
On doit en tout cas s’interroger : pourquoi des millions de travailleurs acceptent-ils (ou même le revendiquent avec la bénédiction des syndicats) ce "lien de subordination" plutôt que de lui préférer le travail indépendant ? Seules les contreparties en termes d’avantages sociaux et de protection sociale obtenues au fil des décennies par les salariés peuvent expliquer ce consentement général à une forme de "servitude volontaire" ... - Camus déplorait que l’homme moderne, né libre, montre toujours une préférence pour la servitude.
Aujourd’hui ces contreparties sociales représentent un coût très élevé pour la collectivité nationale (les prélèvements sociaux et fiscaux atteignent 46% du PIB français, soit 15 points de plus en trente ans !) Un fardeau excessif qui pèse sur l’ensemble de l’économie et finit par l’entraver. Ce surcoût destiné à rendre acceptable la subordination consentie par les salariés ne génère-t-il pas en même temps la raréfaction de l’emploi ?
L’empilement des lois sociales, l’hypertrophie de notre code du travail et les nombreuses contraintes règlementaires qui pèsent sur les entreprises ont pour effet pervers de dissuader l’embauche, tout en surprotégeant ceux qui sont à l’intérieur du système ...
« Les exclus du travail ne feront pas la révolution : les chômeurs ne descendent pas dans la rue. Tandis que les salariés à l’intérieur des entreprises se tiennent tranquilles de peur de se retrouver sans emploi ... De sorte que, plus il y a de chômeurs, et plus il y a d’esclaves, et plus il y a d’esclaves plus il y a de chômeurs », conclut l’auteur.
Qu’on le partage ou non, son diagnostic à l’emporte-pièce a le mérite de forcer la réflexion sur la nature et l’organisation du travail au 21ème siècle. Encourageons les élus de la Nation, qui ont à graver prochainement dans la loi « la sécurisation du travail », à engager, avec d’autres, cet indispensable chantier de refondation sociétale.
J.G.
Nous publions, ci-dessous, des extraits de la conclusion de l’essai de Philippe Simonnot, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
« Chômeurs ou esclaves - Le dilemme Français », de Philippe Simonnot - Editions Pierre-Guillaume de Roux -2013
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